Homélie prononcée par le Père André Borelly le dimanche 29 novembre 2009 en l'église Saint-Irénée de Marseille
Dans le passage de l’épître aux Éphésiens qui vient de nous être lu, l’Apôtre Paul insiste fortement sur ce qui, dans le Credo, sera le premier attribut de l’Église : Je crois en l’Église une… Dans les six premiers versets du quatrième chapitre de l’épître, par huit fois saint Paul affirme que l’Église est une : un est le corps et un l’Esprit, une aussi l’espérance ; un est le Seigneur, une la foi et un le baptême, un est le Dieu et Père de tous…. Et l’Apôtre recommande aux Éphésiens de garder l’unité de l’esprit dans le lien de la paix.
Mais à qui fera-t-on croire que l’Église du Christ est une alors que le christianisme est en miettes : Orthodoxes et catholiques-romains, Préchalcédoniens et Vieux-catholiques, Luthériens et Calvinistes, Anglicans et Épiscopaliens, Adventistes et Anabaptistes, Mennonites et Quakers, Baptistes, Méthodistes et Darbystes, sans parler des Églises néoapostoliques, des Pentecôtistes, des Églises dites libres, et j’en oublie ! Et il en est ainsi depuis 2000 ans. Car c’est à tort que l’on parle d’Église indivise. Il y eut les disciples de Marcion et les gnostiques ; les donatistes, les montanistes, les manichéens et les pélagiens ; les ariens et les monophysites ; les apollinaristes et les anoméens, et ici encore j’en oublie !
Face à cet émiettement, trop de chrétiens contemporains privilégient l’unité dans l’espace par rapport à l’unité dans le temps. Ce qui leur tient à cœur, c’est seulement de recomposer l’unité perdue avec les chrétiens vivant actuellement dans le monde. Mais si, pour ce faire, je dois rompre l’unité avec saint Irénée de Lyon ou saint Grégoire Palamas, que signifiera au juste cette unité ? Nous avons à vivre l’unité ecclésiale simultanément à un moment donné de l’histoire de l’Église, et dans la continuité ininterrompue de la Tradition.
Ce qui doit signifier une communion au passé. Or, notre civilisation hyperindividualiste pense que l’homme n’appartient pas à son passé mais à son avenir, qu’il n’est guère connaissable qu’à partir de ce qu’il fait présentement et en fonction de ce qu’il est ici et maintenant ; le passé n’est qu’un pays perdu, notamment le passé humain de l’Église. Pour beaucoup de nos contemporains, le passé n’est guère plus qu’un trop pesant fardeau dont le présent doit tendre à se libérer. Depuis Zola, l’hérédité engendre l’anxiété plutôt que la fierté. Notre propension contemporaine est de situer la vérité, non plus tellement dans le passé mais dans l’avenir, et, comme l’a écrit excellemment le P. Congar, "non dans ce qui est transmis et donné, mais dans ce qui est à trouver à partir d’une mise en question de l'acquis." Une société fondée désormais sur le postulat selon lequel on n’arrête pas le progrès, a de la peine à comprendre la nécessité de la communion au passé.
On méconnaît ainsi le fait qu’en réalité tout homme incarne un passé dans le présent. Être un homme, c’est être un jour entré dans une chaîne, pour commencer là où d’autres que nous ont fini, et en sachant bien que d’autres encore commenceront là où nous finirons. Certes, nous ne devons pas répéter le passé et considérer celui-ci comme une momie, mais nous devons en faire une réalité fondatrice et nourricière parce que toujours jeune et vivante, et en laquelle nous avons à puiser la sève qui irriguera, pour le présent et l’avenir, notre pensée et notre action. L’unité synchronique, c’est-à-dire entre tous les chrétiens contemporains, est totalement inséparable de l’unité diachronique, c’est-à-dire sans rupture à travers le temps.
Tous ceux qui s’engagent dans le mouvement œcuménique ne visent pas l’unité ecclésiale complète, doctrinale et sacramentelle. Étant bien entendu que l’unité n’est pas l’uniformité, que l’unité doit être l’unité dans la diversité. Tous les chrétiens engagés dans le mouvement œcuménique ne se réfèrent pas clairement aux affirmations fondamentales de la foi apostolique et de l’Église des premiers siècles : foi en la divine Trinité, en la rédemption par Jésus Christ, en l’action divinisatrice du Saint-Esprit dans l’Église. Trop souvent on n’énonce pas avec une suffisante clarté le type d’unité ecclésiale que l’on recherche, et on entretient un certain flou en ce qui concerne les limites de la légitime diversité. On a parfois l’impression que, pour certains chrétiens, les affirmations fondamentales de la foi chrétienne sont à mettre quelque peu entre parenthèses, par exemple l’affirmation que Jésus Christ est l’unique Sauveur du monde, comme si l’on avait mauvaise conscience d’être chrétien, comme si l’on éprouvait un certain sentiment de culpabilité à l’être. L’œcuménisme ne saurait être le minimalisme doctrinal et l’indifférence à de telles questions. Il y a également le problème que pose le fait que tous les chrétiens ne tiennent pas pour doctrinales les mêmes questions. La question de l’ordination des femmes ou bien celle de l’intercommunion sont-elles de nature doctrinale ou disciplinaire ?
Le climat de relativisme, et de minimalisme doctrinal en lequel présentement nous vivons fait que nous n’avons plus guère le courage de parler de l’hérésie. Ce mot vient du grec airesij (airesis), qui signifie : choix, sélection, tri. C’est l’attitude individualiste par excellence : je crois ce qui me plaît, je rejette ce qui me déplaît. Je choisis un aspect de la vérité totale et je lui donne la primauté sur la vérité tout entière. J’absolutise un aspect de la vérité au point d’en faire la vérité de la doctrine et la vérité tout court, au point de lui subordonner tout le reste. En tant que sélection individualiste d’un aspect de la vérité, l’hérésie absolutise le relatif et relativise l’absolu, altère et dénature la vérité totale de l’Église et, partant, anémie, diminue, voire détruit la plénitude de vie que, sans aucun mérite de sa part, l’Église tient de son Époux divin, sa puissance de déification et de transfiguration de l’humanité. En tant que manifestation individualiste de l’être-arbitraire, de l’être-à-part, l’hérésie consiste toujours à absolutiser la compréhension intellectuelle de la nature aux dépens de la vérité des personnes et de l’expérience de la relation personnelle. Si, pour réaliser l’union synchronique avec la totalité de mes contemporains chrétiens, je dois me mettre à penser, à dire et à faire des choses que n’eussent certainement pas consenti à penser, à dire et à faire un Théodore Studite et un Maxime le Confesseur, un Jean Chrysostome et un Basile de Césarée, un Syméon le Nouveau Théologien et un Grégoire Palamas, je ne suis plus, comme dit saint Paul, qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit.
Trop souvent, à l’heure actuelle, on confond l’unité de l’Église avec l’union des Églises. Seule l’attention à la primauté de la première sur la seconde sauvegarde la foi en l’Église comme Mystère. A la fin de la divine liturgie, le prêtre orthodoxe demande au Christ de garder, non point l’ensemble, mais to lhrwma (to pleroma), c’est-à-dire la plénitude de son Eglise. La préoccupation de l’union des Églises procède d’une conception utilitaire. L’effort des chrétiens désunis pour recomposer leur unité perdue depuis de nombreux siècles s’inscrit et se déploie inévitablement dans le contexte d’une civilisation, qui tend désormais à devenir la civilisation de la planète tout entière. Car le génie de cette civilisation est devenu un génie cosmopolite grâce aux sciences et aux techniques dont ce génie est le prestigieux producteur que nous savons. Or, cette civilisation se caractérise par son esprit positif, son goût pour l’organisation et l’utilité, son besoin de conquérir et son sens de l’efficacité. Sa grande faiblesse est la propension à demeurer à la surface des choses. On peut se préoccuper de l’union des Églises avec la même mentalité avec laquelle d’aucuns s’évertuèrent jadis à édifier l’union de la gauche, ou bien à la manière dont présentement on cherche à réaliser l’union de l’Europe : des assemblées générales, des commissions mixtes internationales, des dialogues bilatéraux entre délégués des Églises, des sessions plénières poursuivent avec méthode et rationalité, en faisant de mutuelles concessions, l’objectif de l’union des Églises.
Dans une langue comme le syriaque, c’est le même mot qui exprime à la fois l’union et l’unité. Dans une telle langue, on ne saurait concevoir une union qui n’aboutirait pas à l’unité. Ce ne serait qu’une union manquée. Au contraire, beaucoup de chrétiens d’aujourd’hui admettent l’idée que les chrétiens présentement désunis, n’ont emporté, chacun dans son propre schisme, qu’une part de la vérité chrétienne. Laissons de côté le contentieux qui ne nous a que trop longtemps divisés. C’est ce que les Anglais appellent la glorious comprehensiveness qui permet de contenir au sein d’une même Eglise des théologies incompatibles.
Il y a quelques années, le diocèse catholique de Marseille a voté en assemblée générale des statuts synodaux. Je fus invité en qualité d’observateur. Je fis part au cardinal Coffy et à deux prêtres catholiques très ouverts à l’œcuménisme, de mon étonnement qu’on ait prévu des statuts concernant les relations avec les Juifs et les Musulmans, alors que rien n’était envisagé concernant les relations avec l’Église orthodoxe. On voulut bien tenir compte de ma remarque, et quinze jours plus tard il y eut un texte sur ce sujet. Il faut dire que quelques semaines auparavant, j’avais célébré un mariage avec un vieux prêtre catholique, qui n’ayant jamais eu à faire cela, me demanda de lui communiquer le texte de ma célébration pour qu’il l’envoie à l’archevêché et s’assure qu’il avait bien le droit d’autoriser cette double célébration dans son église. Sa totale inexpérience en ce domaine, malgré son âge, le comblait visiblement d’inquiétude. Je citai cet exemple au Cardinal et aux deux prêtres, qui comprirent tout à fait la nécessité de prévoir des statuts synodaux pour les relations avec les Orthodoxes. De la part des Catholiques, ce n’était pas du tout du mépris pour les Orthodoxes auxquels on aurait préféré les Juifs et les Musulmans. Simplement, on se disait qu’avec les Orthodoxes l’unité est déjà réalisée et qu’il faut donc s’occuper d’autre chose, en l’occurrence du dialogue interreligieux. Et de fait, dans le cadre de la semaine de prière pour l’unité des chrétiens, il arriva, à mon grand regret, qu’on organise une conférence, à Marseille, avec pour titre : L’unité : une espérance déjà réalisée ; le dialogue des religions : une nécessité spirituelle. Le dialogue des religions ne peut ni ne doit être confondu, si peu que ce soit, avec l’œcuménisme. De trop nombreux chrétiens n’aperçoivent pas la différence de nature qui sépare le dialogue des religions, si légitime soit-il, et l’œcuménisme. Le problème de la primauté dans l’Église, celui du mode exact de présence du Christ ressuscité dans le pain et le vin eucharistiques, le problème de la place de la Vierge Marie dans l’économie de notre salut, ces questions peuvent intéresser éventuellement tel ou tel juif ou musulman à titre individuel, mais ce ne sont pas des questions qui se posent entre chrétiens et juifs ou musulmans en tant que représentants du Christianisme, de l’Islam ou du Judaïsme, qui chercheraient ainsi à instaurer une unité de foi : le chrétien qui cesse de confesser la divinité de Jésus Christ cesse ipso facto d’être chrétien, et le juif ou le musulman qui se met à la confesser cesse ipso facto d’être juif ou musulman. Et puis, si l’unité est déjà là qu’avons-nous encore besoin de prier pour elle ?
L’unité de l’Église est indissociable de la vérité de l’Église. L’Eglise est une là où elle est vraie. L’unité de l’Église se situe dans la vérité de l’Église. Cette vérité n’existe pas dans une égale mesure et de manière équivalente dans les différentes ramifications du christianisme historique. Au viie siècle, lorsque les monophysites des provinces orientales de l’Empire byzantin étaient prêts à ouvrir la porte à toutes les invasions, quand le souci principal de l’empereur byzantin était de se les rallier, fût-ce au prix de compromis doctrinaux tels que le monoénergisme ou le monothélisme, quand le pape Vitalien, le patriarche de Constantinople et l’épiscopat étaient solidaires pour accepter de se soumettre à la consigne impériale qui était de renoncer à la controverse, c’est-à-dire, en fin de compte, à renoncer à affirmer en Christ l’existence d’une volonté humaine et pas seulement divine– ce qui était une concession faite au monophysisme --, où se situait alors l’unité de l’Église ? Dans la personne d’un octogénaire, considéré comme un rebelle et une menace pour l’unité politique de l’empire byzantin, un vieillard à qui l’on trancha la langue et la main droite et qui en mourut. Ce grand vieillard s’appelait saint Maxime le Confesseur. En ces moments éminemment critiques pour l’orthodoxie de l’Église, ce n’est pas une institution qui sauvegarda la vérité, ce ne furent pas des réunions d’experts, de commissions et de sous-commissions, c’est la Vérité qui suscita un prophète solitaire qui, sur le moment, put donner l’impression d’être la voix de celui qui clame dans le désert, mais en qui l’Église finit par reconnaître la plénitude de sa foi. On peut parler du problème de l’union des Églises, mais c’est du mystère de l’unité de l’Église qu’il convient de parler. On peut fort bien imaginer que soit réalisée l’union des Églises sans que, pour autant, la réalité existentielle de l’unité de l’Église soit davantage accessible aux individus humains. L’union des Églises peut fort bien ne pas remettre en question la logique individualiste, l’éthique individualiste, la religiosité individualiste, le salut individualiste. L’oecuménisme bien compris ne peut être que l’effort pour recomposer une unité dont l’essence ne doit pas être quantitative mais qualitative. Lorsque, dans le Credo, nous affirmons que l’Église est une, nous voulons dire que toutes les personnes qui la composent – et non point les individus – ont la même et unique raison d’être ce qu’elles sont en son sein. Dans ses Homélies sur l’évangile selon saint Jean, saint Augustin parle des chrétiens qui communient au même corps et au même calice en disant qu’ils sont ceux qui ont la même manière de vivre. Le mode d’existence d’une personne, sa manière de penser, de sentir, de vouloir et d’agir n’est pas autonome, arbitraire, individualiste, mais fondamentalement ecclésial, c’est-à-dire en communion.
Trop d’orthodoxes se font une idée statique et triomphaliste de l’Église orthodoxe hors des limites visibles de laquelle il n’y aurait pas de salut. Ils vivent et pensent contre l’Autre alors que l’Évangile nous demande d’exister et de penser vers lui. Ils méconnaissent gravement le fait qu’il existe dans les autres Églises des éléments importants, voire très importants de la véritable Église. Il me parait complètement impossible de nier que le très saint Esprit était présent à Auchwitz, le 14 août 1941, dans le cœur du P. Maximilien Kolbe, comme il le sera, le 9 avril l945, dans celui du pasteur Dietrich Bonhöffer, lors de leur exécution par les nazis. Car, dans le quatrième évangile, le Christ dit à ses disciples réunis pour le dernier repas : Nul n’a plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime (Jn 15, 13). En donnant leur vie, saint Maximilien Kolbe et Dietrich Bonhöffer ont reçu l’Esprit.
Amen
Père André Borrély