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Souvenir d’une mémoire toujours vivante

Lorsque j’ai appris la mort d’Élisabeth, je m’apprêtais à partir déjeuner chez elle comme j’en avais pris l’habitude presque chaque samedi depuis une année. Mes visites avaient pour but de recueillir les souvenirs de la doyenne de l’Orthodoxie en France, dont l’impressionnante mémoire évoquait quatre-vingt dix-huit années de vie avec une exactitude peu commune.

Tassée dans son fauteuil, un verre de porto à la main, la frêle silhouette semblait échapper à l’emprise du temps. Dans le petit deux pièces de la banlieue nord qui domine la Seine et les barres d’immeubles, la voix enjouée d’Élisabeth faisait prendre vie aux portraits alignés sur ses rayonnages d’étagère : son grand-père Eugène Sigel en tenue de soldat de la guerre de 70, Paul Evdokimov et Vladimir Lossky : les jeunes gens russes rencontrés dans le Paris des années 30, son mari André Behr, émigré de cette Russie qu’elle affectionne, le père Lev Gillet ami passeur entre tradition d’Occident et d’Orient…  Tant d’autres figures encore, dont la voix pleine d’assurance dessine le contour précis. Des photos de famille annuelles aussi, accrochées avec amour, où les descendants s’étoffent au fil des générations.

Les reproductions prennent appui sur des centaines de livres en rang serré, la reliure fatiguée d’avoir été tant sollicités.

« Cet appartement est un véritable estuaire », aimait à répéter Élisabeth en désignant les rayonnages saturés, le bureau disparaissant sous une mer de revues, de lettres, de journaux. Sous les meubles des liasses d’archives témoignent d’une vie consacrée à penser, dialoguer, écrire. À témoigner de sa foi dans le Christ ressuscité non comme une belle idée abstraite mais bien comme l’expérience vécue de la présence de Dieu, qui transfigure les difficultés et les doutes d’un quotidien parfois lourd à assumer.

Ce samedi-là, ce n’est guère la figure hiératique de la théologienne, que l’on évoque dans le salon d’Épinay, en compagnie des petits enfants et de la réserve de vin rosé découverte dans la cuisine. Des souvenirs hauts en couleur de la Babou surgissent. On vient de retrouver le permis de conduire qu’elle a fait refaire à 90 ans, à l’insu de tous, pour conserver sa farouche indépendance. Sur la photo d’identité, les yeux pétillants de malice fendent le visage au front large et plissé d’une mer de petites rides. Ses proches évoquent les habitudes attachantes d’une grande intellectuelle – grande sportive, aussi – peu attentive aux réalités matérielles et cependant curieuse de tout, présente pour chacun. La venue de la voisine juive, qui a tenu elle aussi à prier auprès d’Élisabeth, symbolise toute une vie consacrée à rapprocher les croyants de toutes les traditions dans l’amour du même Dieu.

Dans la chambre attenante, la théologienne repose paisiblement sur son lit. Il semblerait qu’elle se soit endormie là, l’avant-veille au soir, dans sa lecture quotidienne de « La Croix », avant de glisser dans la mort. Elle rentrait à peine d’un déplacement en Grande-Bretagne où elle avait été conviée à Oxford pour une conférence sur le père Lev Gillet. Jusqu’au dernier instant, elle aura pu se consacrer à sa vocation de témoin du Christ, à travers la figure rayonnante du père Lev qu’elle s’est attachée à faire connaître. Le moine de l’Eglise d’Orient et l’ancienne luthérienne avaient en commun le souci de rendre la Tradition toujours plus vivante pour que chacun puisse s’y sentir personnellement appelé à suivre le Sauveur. Si Élisabeth a estimé trouver dans l’Église orthodoxe le lieu d’épanouissement de sa foi, elle fut cependant un aiguillon inlassable pour faire évoluer les faiblesses humaines de l’institution, comme en témoigne son engagement sur tous les fronts : l’église locale, le dialogue œcuménique, la place de la femme dans la communauté…

Au matin du dimanche, alors que nous quittons l’appartement tapissé de livres pour nous rendre à la Liturgie, nous avons le sentiment que la présence vivante d’Élisabeth nous accompagne. L’expérience du Royaume de Dieu qu’il nous est donné de faire par l’Eucharistie, trop vite enfouie sous les mille sollicitations de notre vie encore terrestre, la théologienne y participe désormais en plénitude.

Olga Lossky

 

 

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