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MON ITINÉRAIRE

Élisabeth Behr-Sigel

Mon itinéraire vers l’Église orthodoxe a passé par la rencontre, dans le climat fervent du mouvement œcuménique naissant, avec l’émigration russe : une émigration pauvre mais riche spirituellement qui, à la suite de la Révolution bolchevique de 1917, déferle dans l’entre-deux-guerres sur l’Europe occidentale.
Comme vous le savez, je suis d’origine protestante. Petite enfant, j’ai été baptisée dans l’Église luthérienne d’Alsace-Lorraine (ÉCAL) à laquelle, par tradition familiale, appartenait mon père. Ma mère était juive, issue d’un milieu de judaïsme « assimilé », libéral – parfois jusqu’à l’agnosticisme – de l’ancien Empire austro-hongrois. C’est de ce milieu qu’est aussi issu le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, avec lequel ma grand-mère maternelle, née dans la même ville que lui, partageait le même nom de famille.
Mes parents, sans être totalement incroyants, étaient détachés de toute pratique religieuse. Malgré ou, peut-être, à cause de cela, j’ai été une adolescente inquiète, tourmentée par les éternels problèmes métaphysiques.

Vers l’âge de seize ans, j’ai adhéré à un mouvement de jeunesse, la Fédération universelle des Associations chrétiennes d’étudiants (FUACE) qui, d’origine protestante, se voulait ouvert à tous les jeunes chrétiens. Nous avions adopté pour devise la prière du Christ pour ses disciples : « Que tous soient un afin que le monde croie » (Jn 17, 21). C’est dans ce milieu, à qui je dois une immense reconnaissance, que j’ai entendu, adressé à moi, personnellement, l’appel de Jésus : « Toi, suis-moi ». Malgré mes infidélités, cet appel n’a jamais cessé de retentir en moi.

Faute de pouvoir entreprendre des études de théologie, à l’époque encore fermées aux femmes, j’ai commencé des études de philosophie. Mais, en 1926, la Faculté de théologie de l’université de Strasbourg prit la décision, lourde de conséquences, d’accueillir les premières étudiantes. Je fus l’une d’elles, l’année suivante. Paradoxalement, c’est dans ce cadre protestant que se situe ma première rencontre avec l’ecclésiologie orthodoxe. Parmi mes condisciples à la Faculté de théologie, se trouvaient quelques orthodoxes reçus comme boursiers, et, parmi eux, deux émigrés russes. L’un d’eux, comme moi passionné par le dialogue œcuménique qui commençait à s’instaurer, m’initia à l’ecclésiologie de la sobornost du grand théologien russe du XIXe siècle, Alexis Khomiakov : une vision de l’unité ecclésiale comme communion, libre accord des consciences dans la foi et l’amour, accord en quelque sorte musical. Le terme slave sobornost signifie étymologiquement « conciliarité », mais on le traduit parfois par le néologisme « symphonicité ».

À l’opposé de la conception de l’unité juridique et autoritaire à l’époque prévalant au sein de l’Église catholique romaine comme aussi de l’individualisme libertaire protestant – laissant entrevoir un dépassement possible de l’antinomie dont le christianisme occidental me paraissait prisonnier – la sobornost orthodoxe russe m’enchantait. Plus profonde encore fut l’impression sur moi de la veillée pascale orthodoxe à laquelle mes nouveaux amis m’entraînèrent. Inlassablement repris par le prêtre, le chœur et les fidèles, la jubilation pascale : « le Christ est ressuscité... en vérité, il est ressuscité  ! et par la mort, il a vaincu la mort » – inonda mon cœur de joie. La lumière de la Résurrection dissipait toutes les ténèbres, aussi les ténèbres que je portais en moi. Je décidais que je devais faire mieux connaissance avec cette étrange Église orthodoxe à la fois si ancienne, si archaïque, et si jeune et vivante.

L’occasion m’en fut donnée l’année suivante. Poursuivant mes études à la Faculté libre de théologie protestante de Paris, je fus introduite, grâce à mes amis, dans le milieu de l’émigration russe, émigration dont Paris était devenu, à cette époque, la capitale culturelle et religieuse.

À travers ses grands penseurs tels le philosophe de la liberté créatrice Nicolas Berdiaev, le père Serge Boulgakov, un ancien marxiste devenu un génial théologien orthodoxe, doyen de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge, et leur amie commune mère Marie Skobtsov, prophétesse d’un monachisme renouvelé, à travers des jeunes théologiens encore inconnus, Vladimir Lossky, Paul Evdokimov, Eugraph Kovalevsky, qui devinrent mes amis, je découvrais une orthodoxie ouverte à la pensée occidentale, ouverte, dans la fidélité à l’essence de la foi orthodoxe, au dialogue avec les autres Églises chrétiennes.

Dans la catastrophe qui les avait jetés sur une terre étrangère, ces hommes et ces femmes déchiffraient un appel divin : leur vocation à devenir des passeurs entre l’Orient et l’Occident chrétien tragiquement séparés. Mais la rencontre décisive pour moi fut celle avec un moine bénédictin, le Père Lev Gillet, reçu quelques mois plus tôt dans la communion de l’Église orthodoxe. Une communion à laquelle il aspirait, poussé et par la nostalgie de l’Église Une, de l’Una, Sancta, Catholica Ecclesia des premiers siècles chrétiens dont l’Église orthodoxe lui apparaissait être l’héritière et par un grand amour de la Sainte Russie. J’ai trouvé en lui un guide spirituel sûr qui m’a aidée à sortir des conflits intérieurs dans lesquels je me débattais. C’est lui qui, sans exiger de moi le reniement des grâces reçues dans l’Église de mon baptême, m’a unie, par le sacrement de chrismation, à l’Église orthodoxe.

À l’époque de notre rencontre, en 1929, le Père Lev Gillet était en train de fonder à Paris, avec la bénédiction du métropolite Euloge, chef spirituel en Europe occidentale de l’Église des émigrés russes, et avec l’aide de quelques « garçons russes » – les jeunes théologiens nommés plus haut – la première paroisse orthodoxe de langue française : paroisse de la Transfiguration et de Sainte-Geneviève de Paris, graine minuscule et fragile de l’orthodoxie occidentale dont nous rêvions. Telle est la grande espérance à la lumière de laquelle nous avons cheminé, mes amis et moi.

L’expérience de ministère pastoral se situe entre 1931 et 1932. Déjà intérieurement orthodoxe, je venais de passer, classée première de ma promotion – quel honneur pour les filles  ! – les examens de fin d’études théologiques de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg. Convoquée par l’inspecteur ecclésiastique – l’équivalent d’un évêque – de l’Église réformée, je fus sollicitée par lui d’assumer le ministère de « pasteur auxiliaire » dans une modeste paroisse de campagne. Privée de pasteur depuis quelque temps, la paroisse de Villé-Climont – tel était son nom – souffrait de cet abandon.

L’expérience constituait un pari risqué, reconnaissait l’inspecteur. J’étais la première femme en France à être investie officiellement d’un tel ministère. Mais il s’agissait de répondre à un besoin réel et pressant, de montrer aussi qu’une femme était capable de rendre ce service. J’ai accepté. Ai-je eu tort ? Je laisse le jugement au Seigneur, qui, comme le dit le vieux proverbe portugais cité par Paul Claudel : « écrit droit avec nos lignes courbes ». Mon acceptation doit aussi être située dans le contexte de l’époque. Dans le dialogue œcuménique qui s’amorçait à peine – un dialogue dont l’Église catholique romaine était encore absente – l’ordination des femmes n’était pas encore devenu un problème majeur. Il n’était d’ailleurs pas question de m’« ordonner ». Il n’y aurait pas de « consécration ». Je serais déléguée par l’Église réformée pour assurer un service spécifique. Courageusement, la première en France, la petite Église réformée d’Alsace-Lorraine, souffrant comme l’ensemble des Églises d’une pénurie de pasteurs consécutive à l’hécatombe de la Première Guerre mondiale, avait tenté de répondre à la question grave : que faire des femmes qui, théologiquement formées, aspirent à un ministère ? Sa décision de les intégrer à son corps pastoral me paraissait théologiquement fondée, conforme à sa théologie des ministères. J’admirais son courage et je me sentais solidaire de mes sœurs protestantes. Je n’ignorais cependant pas que le problème se posait en termes différents dans le cadre du symbolisme sacramentel et liturgique de l’Église orthodoxe. Celle-ci au terme d’une réflexion conciliaire, selon l’esprit de la sobornost, ordonnerait-elle, un jour, des femmes au diaconat, voire au presbytérat ? Je laissais la question ouverte. Il s’agissait pour l’instant d’une chose très simple : servir une communauté chrétienne qui faisait appel à moi.

Pourtant, ce n’est pas sans appréhension que je me suis présentée à mes paroissiens. J’étais la première femme-pasteur qui se présentait à eux. Ne me rejetteraient-ils pas ? Ne serais-je pas pour eux une « occasion de scandale », comme telle blâmable selon l’apôtre Paul (1 Co 8,12-13) ? Il n’en fut rien  ! Je reste étonnée encore aujourd’hui de la facilité avec laquelle cette paroisse m’a acceptée. Elle m’était reconnaissante, je pense, d’assurer la régularité du culte dominical dont elle avait été assez longtemps privée, d’annoncer l’Évangile, de me charger de l’instruction religieuse des enfants et des adolescents, de visiter les malades et les isolés, nombreux ces derniers, dans une paroisse montagnarde. Les femmes, malgré ma jeunesse, s’ouvraient à moi de leurs problèmes. Mais les hommes aussi me respectaient.

Jamais je ne me suis sentie agressée par une parole ou une attitude blessantes. Peut-être, si l’expérience s’était prolongée, aurais-je rencontré des difficultés ? En fait, dans mon cas, elle devait s’achever au bout d’un an à peine. J’étais fiancée, j’allais me marier. À l’époque, même pour les protestants, l’exercice du ministère pastoral par une femme mariée était jugé totalement inconvenant.

Déjà engagée dans un travail théologique, j’espérais le poursuivre en tant que théologienne orthodoxe laïque, mariée, exerçant sous cette forme le sacerdoce royal auquel sont appelés tous les baptisés. Ce n’est pourtant pas sans déchirement que j’ai quitté mes paroissiens. Nous avons longtemps gardé des relations amicales. De cette expérience, je garde le souvenir d’un temps de grâce et, chevillé au cœur, l’espoir qu’un jour les femmes, répondant à de nouveaux besoins, pourront exercer un ministère analogue au mien – quel qu’en soit le titre – au sein de l’Église orthodoxe.

Élisabeth Behr-Sigel

Cet extrait de Discerner les signes des temps (Cerf, 2002) a été publié dans le Bulletin de la crypte N° 338 de décembre 2005.

 

 

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