La tradition donna à saint Syméon (949-1022) le surnom de « nouveau théologien », c'est-à-dire le « nouveau saint Jean l'évangéliste », pour souligner l'élévation spirituelle de son enseignement. Jeune courtisan à Constantinople, il avait rapidement choisi la vie monastique et devint assez vite higoumène. Ses écrits provoquèrent l'hostilité de prélats mondains mais aussi la méfiance des autorités de l'Église et il mourut en exil, entouré d'ailleurs de nombreux disciples qui l'y avaient accompagné.
Les extraits présentés ici constituent un des points principaux de l'enseignement de saint Syméon mais n'ont pas besoin d'une longue présentation. La phrase « les biens éternels sont entre tes mains » n'est pas de simple rhétorique mais formule une vérité fondamentale. La vie terrestre du chrétien consiste à concrétiser cette réalité. La grâce reçue au baptême et renouvelée par la pratique de l'eucharistie en est le moyen essentiel. Voila pourquoi ces deux sacrements sont, ci-dessous, cités ou bien évoqués ensemble. Cela invite à réfléchir sur le fait qu'il existe, bien sûr, la théologie des sept sacrements (encore que certains y ajoutent un huitième : la profession monastique), mais que pour bien des Pères et des théologiens baptême et eucharistie sont à mettre à part et d'une certaine manière au-dessus des autres sacrements, et ceci pour les raisons que nous venons de voir.
Pour saint Syméon l'effort humain (on pourrait dire la part personnelle du processus de divinisation, car c'est bien de cela qu'il s'agit ici) ne consiste donc pas forcément à réaliser des « exploits » ascétiques, mais à pratiquer la tempérance (c'est-à-dire la maîtrise de sa volonté et de ses désirs) et à suivre en tout point la volonté divine, ce qui est déjà fort difficile....
Tu as donc appris, mon ami, que le royaume des cieux est intérieur à toi, si tu le veux, et que tous les biens éternels sont dans tes mains. Empresse-toi donc de voir, de saisir et d'obtenir en toi les biens tenus en réserve et prends garde en t'imaginant les posséder de ne pas être privé de tout ; gémis, prosterne-toi ; comme l'aveugle autrefois (Lc 18, 35 s.), dis maintenant, toi aussi :
« Aie pitié de moi, Fils de Dieu, et ouvre-moi les yeux de l'âme, afin que je voie la lumière du monde que tu es, Dieu, et que je devienne moi aussi fils du jour divin. Envoie le consolateur, ô clément, sur moi aussi, afin qu'il m'enseigne lui-même ce qui te concerne et ce qui est tien, ô Dieu de l'univers. Reste, comme tu l'as dit, en moi aussi, afin que je devienne à mon tour digne de rester en toi et que sciemment j'entre alors en toi et que sciemment je te possède en moi. Daigne, ô invisible, prendre forme en moi, afin qu'en voyant ta beauté inaccessible, je porte ton image, ô céleste, et que j'oublie toutes les choses visibles. Donne-moi la gloire que t'a donnée, ô miséricordieux, le Père, afin que, semblable à toi comme tous tes serviteurs, je devienne dieu selon la grâce et que je sois avec toi continuellement, maintenant et toujours et pour les siècles sans fin. »
Oui, mon frère bien-aimé, crois et sois persuadé qu'il en est ainsi et que telle est notre foi. C'est en cela que consiste - crois-le, frère - de renaître, d'être rénové et de vivre dans le Christ. Nous étions morts et nous revenons à la vie ; corruptibles, et nous passons à l'incorruptibilité ; mortels, et nous sommes transportés dans l'immortalité ; terrestres, et nous devenons célestes ; charnels nés de la chair, et nous devenons spirituels, engendrés et créés à nouveau par l'Esprit-Saint.
Voilà donc ce qu'est la nouvelle création dans le Christ. Voilà ce qui s'accomplit et se réalise chaque jour chez les fidèles et les élus véritables. Ils communient à tous ces biens partiellement tant qu'ils sont dans le corps, et ils le font de manière consciente. De plus, ils espèrent aussi les recevoir en héritage après la mort, en toute plénitude et certitude.
En effet, si l'on nous enseigne sans cesse que nous mangeons et buvons le Christ, que nous le revêtons, que nous le voyons et qu'en retour il nous voit : si, encore, nous savons que nous le possédons en nous et que nous, de notre côté, nous demeurons en lui, en sorte qu'il est en nous à demeure et que nous sommes de notre côté à demeure en lui : si, en outre, nous devenons ses enfants et lui notre père, s'il est la lumière qui brille dans les ténèbres et si nous disons que nous le voyons selon la parole : « Le peuple assis dans les ténèbres a vu une grande lumière » (Is 9, 1), alors, s'il nous arrivait de dire que cela ne se produit nullement en nous, ou que cela se produit bien, mais de manière mystérieuse et insensible, sans que nous en sachions rien, en quoi sommes-nous différents de cadavres ?
Oh non ! Ne nous laissons pas aller nous-mêmes à l'incrédulité jusqu'à descendre dans un abîme de perdition ; et même si jusqu'ici vous n'avez pas eu l'espoir d'acquérir de pareils biens et que, pour cela, vous n'avez rien demandé, à présent du moins, après avoir tout d'abord cru à la réalité de ces biens et à leur conformité avec les divines Écritures, soyez pleinement assurés que dès ici-bas, consciemment, nous est donné à nous, les fidèles, le sceau du Saint-Esprit. Ayant cru, courez alors pour atteindre le but ; luttez, mais non en battant l'air ; de plus, « demandez et on vous donnera, frappez et l'on vous ouvrira » (Mt 7, 7), soit ici-bas, soit dans le siècle à venir.
Une rencontre éblouissante
Ce lui qui pratique en tout la tempérance et habitue son âme à ne pas s'égarer hors de l'ordre, à ne rien faire par sa volonté propre de ce qui déplaît à Dieu, et qui s'applique ardemment tout entier à suivre les commandements divins, celui-là se trouvera bientôt enveloppé lui-même dans les préceptes de Dieu.
Qu'il rencontre le Seigneur et, oubliant alors toute autre activité, il sera dans le ravissement et, prosterné, il n'aura d'autre désir que de le voir. Qu'il le perde des yeux, perplexe alors, il reprend sa route à partir du début et court plus fort, plus énergiquement et plus sûrement. Il regarde à ses pieds, il marche avec attention ; la mémoire brûle, le désir flambe, l'espérance s'enflamme de le voir de nouveau ; et lorsqu'une longue course l'a laissé sans force loin du but qu'il n'a pu atteindre, complètement abattu et incapable d'avancer, c'est alors qu'il aperçoit celui qu'il poursuit ; il atteint celui qui le fuit, saisit celui qu'il désire ; il se fond dans la lumière, il goûte à la vie, il étreint l'immortalité, il entre dans une jouissance délicieuse, il monte au troisième ciel (2Co 12, 2-4), il est ravi au paradis, il entend des paroles indicibles, il pénètre dans la chambre nuptiale, il voit l'époux, il participe au mariage spirituel, il se rassasie de la coupe mystique, du veau gras, du pain vivifiant, du breuvage de vie, de l'agneau immaculé, de la manne intelligible : il entre en jouissance de tous ces biens que les puissances angéliques elles-mêmes n'osent pas regarder librement en face.
Fils de Lumière
Si quelqu'un disait que chacun de nous, fidèles, reçoit et possède l'Esprit sans en avoir connaissance ni conscience, il blasphème en faisant mentir le Christ qui a dit : « En lui se produira une source d'eau jaillissant pour la vie éternelle » (Jn 4, 14) et encore : « Celui qui croit en moi, des fleuves couleront de son sein en eau vive » (Jn 7, 38). Si la source jaillit, certainement aussi le fleuve qui sort et qui s'écoule est aperçu de ceux qui le regardent ; mais si tout cela se réalise en nous à notre insu, sans que nous en ressentions rien, il est bien évident que nous n'aurons pas non plus la moindre conscience de la vie éternelle qui en découle et qui demeure en nous, et que nous ne contemplerons pas la lumière de l'Esprit-Saint. Au contraire, nous resterons morts, aveugles et insensibles, alors aussi bien que maintenant. Ainsi, vaine serait notre espérance et notre course inutile, puisque nous sommes dans la mort et que nous ne prenons pas conscience de la vie éternelle.
Mais il n'en est pas ainsi, pas du tout, et ce que j'ai dit bien des fois, je le dirai encore, et ne cesserai de le dire. Lumière est le Père, lumière le Fils, lumière l'Esprit-Saint : lumière unique, intemporelle, sans division ni confusion, éternelle, incréée, sans quantité ni défaut, invisible, que nul homme n'a pu contempler avant d'être purifié, ni recevoir avant de l'avoir contemplée.
Quant à ceux qui prétendent la connaître et avouent cependant ne pas apercevoir la lumière de la divinité, voici ce que le Christ leur dit : « Si vous m'aviez connu, c'est comme lumière que vous m'auriez connu ; car la lumière du monde, en réalité, c'est moi » (Jn 8, 12). Malheur donc à ceux qui disent : « Quand viendra le jour du Seigneur ? » et qui ne font aucun effort pour le saisir. Car chez les fidèles l'avènement du Seigneur s'est déjà produit et se produit sans cesse.
Nous ne sommes pas fils de ténèbres ni fils de la nuit, pour que la lumière nous surprenne, mais fils de lumière et fils du jour du Seigneur. C'est pourquoi, soit que nous vivions, nous sommes dans le Seigneur, soit que nous mourions, en lui et avec lui nous vivrons, comme dit Paul (Rm 14,8 ; 1Th 5, 10). Dieu est tout à la fois siècle futur, jour sans déclin et royaume des cieux, terre des doux et divin paradis.
Tout cela et bien plus que cela, le Christ le deviendra pour ceux qui croient en lui, et pas seulement dans le siècle à venir, mais d'abord dans la vie présente. Bien qu'ici-bas ce soit de manière obscure, les fidèles voient nettement et reçoivent dès à présent les prémices de tout ce qu'ils auront là-bas. Nous le recevons en pleine connaissance et conscience de l'âme, pourvu que notre foi ne soit pas de mauvais aloi, ni notre pratique des commandements divins déficiente.
Pour le corps nous n'en sommes pas encore là, mais après la résurrection, notre corps lui-même sera spirituel. Comme celui-là qui par sa puissance divine a mué le sien et l'a ressuscité du tombeau, ainsi nous tous, nous le reprendrons spirituel ; et nous qui lui étions auparavant assimilés par notre âme, nous lui serons alors assimilés à la fois par l'âme et le corps : hommes par nature, dieux par grâce, comme lui-même Dieu par nature a pris forme d'homme par sa bonté.
Bienheureux donc ceux qui ont reçu le Christ venu comme lumière dans les ténèbres, car ils sont devenus fils de lumière et du jour. Bienheureux ceux qui chaque jour se nourrissent du Christ, avec cette contemplation et connaissance, comme le prophète Isaïe, du charbon ardent (Is 6, 6), car ils seront purifiés de toute souillure de l'âme et du corps.
Bienheureux ceux qui vivent en permanence dans la lumière du Christ, car maintenant comme pour les siècles ils sont ses frères et cohéritiers et le seront à jamais. Bienheureux ceux qui à présent ont allumé la lumière dans leur cœur et ne l'ont pas laissée s'éteindre, car au sortir de cette vie ils iront avec éclat au-devant de l'époux et entreront avec lui dans la chambre nuptiale en portant les flambeaux. Bienheureux ceux qui voient leur vêtement briller, comme si c'était le Christ, car ils seront comblés à toute heure d'une joie ineffable ; et, dans leur saisissement, ils pleureront de bonheur devant cette preuve qu'eux-mêmes sont déjà fils et bénéficiaires de la résurrection.
Traités théologiques et éthique Cerf, « Sources Chrétiennes » n° 156, traduction p. J. Darrouzès
Prière Mystique
Tu m'as réveillé de ton souffle divin
Tu m'as séduit par ta beauté,
Par ton amour tu m'as blessé
Tu m'as transformé du tout au tout
Je vis ton visage et j'eus peur
Quelque doux et accessible qu'il m'apparut
Mais devant ta beauté je m'extasiai
Et je fus frappé de stupeur, ô Trinité mon Dieu !
Identiques sont les traits en chacun des Trois
Et les Trois sont un unique visage, mon Dieu
Qui a nom l'Esprit, le Dieu de l'univers
...et Toi, ô mon Dieu, tu m'enlaçais davantage
tu m'embrassais davantage
Davantage tu me serrais dans tes bras !
Dans le sein de ta gloire, ô mon Dieu
Dans la frange de ton manteau
Tu m'attirais tout entier
Tu me couvrais de ta lumière !
Ô profondeur de tes mystères
Ô sublimité de ta gloire
Ô ascension, ô divinisation, ô richesse
Ô éclat indicible de tes paroles
Mystères dont ceux qui les voient
Ne peuvent saisir la beauté !Syméon le Nouveau Théologien