La « rentrée » est l’époque des commencements : début de l’année liturgique et de l’année civile de fait. Il n’est donc pas mauvais d’aller, dans cette rubrique, à l’essentiel avec les discours sur Dieu de saint Grégoire de Nazianze (mort vers 391), discours qui lui ont valu son surnom de Théologien.
Avec ses multiples références implicites aux philosophies païennes, dont l’auteur connaissait parfaitement les doctrines, le texte présenté ici nous montre, pour ainsi dire en action, la christianisation de la sagesse antique.
Le Créateur est affirmé comme étant en dehors de sa création, c’est donc la négation du panthéisme pour lequel le Tout est la divinité. Cette création, au contraire du Créateur, est affectée par le mouvement c’est-à-dire le changement (les sagesses extrême-orientales diraient l’impermanence). Alors que le Dieu créateur est parfait donc immuable.
L’homme, ainsi que tout être créé, ne peut donc jamais espérer connaître totalement le Créateur car dans ce cas il serait au moins égal, voire supérieur à Celui-ci. Mais il doit en chercher la connaissance la moins imparfaite possible. Un moyen efficace est la contemplation de la Nature, c’est-à-dire de la création. Les stoïciens en faisaient le but ultime de leur philosophie. Les chrétiens en font un moyen d’un peu mieux connaître le Créateur.
Cette création se hiérarchise du plus subtil au plus matériel, domaine dont relève notre corps. Quelques passages, d’inspiration platonicienne, présentent ici le corps comme un obstacle au progrès spirituel. L’auteur aurait sans doute été plus nuancé pendant la crise gnostique, mais le problème de son temps était l’arianisme.
Est-il utile de préciser que ces discours, d’une part si sensibles à l’héritage antique, insistent d’autre part sur ce qui fait la spécificité de la religion chrétienne : le Dieu trinitaire et l’incarnation du Verbe ?
Remarque : Pour resserrer le raisonnement on a cru pouvoir omettre, dans cet extrait, des phrases trop répétitives ou trop rhétoriques.
Nous voyons Dieu « de dos »
J’ai couru, pensant atteindre Dieu, j'ai gravi la montagne, j'ai pénétré dans la nuée en rentrant en moi-même, en me séparant de la matière et des choses matérielles, en me recueillant, autant que faire se peut ; et lorsque j'ai regardé, c'est à peine si j'ai aperçu un reflet de Dieu — et encore, j'étais recouvert par le rocher (cf. Ex 33,23), c'est-à-dire par le Verbe qui s'est incarné à cause de nous.
En me penchant un peu pour regarder, j'ai vu, non pas la Nature Première et sans mélange qui n'est connue que d'elle-même — je veux dire de la Trinité — ni ce qui reste derrière le premier voile et qui est recouvert par les ailes des Chérubins ; j'ai vu seulement ce qui est à l'extrémité et qui se manifeste à nous en premier lieu.
C'est, pour autant que je le sache, la grandeur de Dieu se révélant dans les créatures qu'il produit et qu'il gouverne, ou, comme l'appelle le divin David, la « magnificence » de Dieu (cf. PS 8, 2). Voilà ce qui nous permet de voir un reflet de Dieu et de le reconnaître après son passage, comme les ombres qui se projettent sur l'eau et les images qui représentent le soleil permettent aux yeux malades de reconnaître cet astre, puisqu'il n'est pas possible de le regarder sans que la pureté de sa lumière éblouisse nos sens.
Tout être, qu'il soit céleste, qu'il soit supracéleste, qu'il soit d'une nature bien plus élevée que la nôtre et plus proche de Dieu, se trouve encore plus éloigné de la parfaite compréhension de Dieu qu'il n'est au-dessus de notre nature composée, basse et inclinée vers la terre.
Dieu est l'Inexprimable
Partons donc d'une autre idée ; il est difficile de comprendre Dieu et il est impossible d'exprimer ce qu'il est. Quant à moi, je crois qu'il n'est pas possible d'exprimer ce qu'est Dieu et qu'il est encore moins possible de le comprendre.
D'ailleurs, ceux qui n'ont ni le pouvoir ni les moyens de saisir par la pensée une si haute réalité, ce sont non seulement ceux qui restent inertes et qui penchent vers la terre, mais même ceux qui sont très élevés et qui sont des amis de Dieu. Il en est de même pour tous les êtres mortels, devant lesquels les ténèbres et l'épaisseur de la chair se dressent comme obstacles à la connaissance de la vérité. En ce qui concerne les êtres d'un ordre plus élevé, les êtres spirituels, je ne sais rien ; comme ils sont plus près de Dieu et brillent de toute la lumière, peut-être sont-ils éclairés, sinon complètement, au moins d'une façon plus complète et plus marquée que nous — et cela à des degrés divers, selon leur rang.
On peut comprendre que Dieu existe, mais non ce qu'il est
Mais laissons là ces questions. Quant à notre sujet, ce n'est pas tant la paix de Dieu qui surpasse toute intelligence et toute connaissance (cf. Ph 4, 7) ; ce n'est pas non plus tout ce qui est promis et réservé aux justes : des choses que l'œil ne peut voir, que l'oreille ne peut entendre, que la pensée ne peut contempler, ou du moins très peu ; ce n'est pas davantage la connaissance exacte de la création ; car tu n'atteins, crois-le bien, que l'ombre des choses créées lorsque tu entends cette parole : « Je verrai les cieux, œuvre de tes doigts, la lune et les étoiles » (Ps 8, 4) et l'intelligence puissante qui s'y exprime, c'est-à-dire que tu ne vois pas maintenant et qu'un jour tu verras.
Non, bien plus que toutes ces réalités, ce qui est insaisissable et incompréhensible, c'est l'Être qui les domine et de qui elles tiennent leur existence. Je ne dis pas qu'on ne puisse pas comprendre qu'il existe, mais on ne peut pas comprendre ce qu'il est ; car notre prédication n'est pas vide de sens, notre foi n'est pas vaine (1 Co 15,14), et nous n'affirmons point que Dieu est inconnaissable. C'est en effet chose bien différente de croire qu'un être existe et de savoir ce qu'il est.
L'ordre du monde est l'œuvre de Dieu
Dieu existe donc ; il est la cause de l'univers, une cause qui a son principe en elle-même ; voilà ce que nous enseignent à la fois nos yeux et l'ordre de la nature. Nos yeux, en se portant sur les choses visibles, les voient parfaitement stables et en même temps mobiles et, si l'on peut dire, mues et emportées sans mouvement ; d'autre part, l'ordre de la nature, qui apparaît à travers les choses, nous fait découvrir par la raison l'auteur de tout. Comment cet univers aurait-il commencé d'exister et subsisterait-il, si Dieu ne lui avait donné l'être et ne le soutenait ?
Si nous voyons une cithare richement ornée, bien accordée, de bonne fabrication, ou bien si nous entendons les sons qu'elle rend, nous penserons à celui qui l'a fabriquée et à celui qui la fait vibrer ; notre pensée se hâtera de remonter vers eux, même si nos yeux ne les connaissent pas.
Ainsi l'Être qui a fait le monde, qui lui donne son mouvement et qui conserve ce qu'il a créé nous apparaît avec la même évidence, même si notre pensée ne parvient pas à le saisir. Il faut être déraisonnable au dernier point pour ne pas aller de soi-même jusqu'à ces conclusions, pour ne pas accepter ce que la nature nous démontre, et pour ne pas voir Dieu dans cet être dont notre esprit s'est formé l'image et dont la raison nous a donné une idée.
Si un homme a jamais compris Dieu, même partiellement, quelle preuve en donnera-t-il ? Mais qui donc est ainsi arrivé au dernier terme de la connaissance ? Qui a jamais obtenu une telle grâce ? Qui a si bien « ouvert la bouche » de son intelligence, et si bien « attiré l'Esprit » (Ps 118, 131), pour que cet Esprit « qui scrute toute chose et qui connaît même les profondeurs de Dieu » (1 Co 2, 10), lui permette de comprendre Dieu ? Un tel homme n'aurait pas besoin d'aller plus loin ; il posséderait désormais l'objet suprême de nos désirs, celui vers lequel tendent toute la vie et toute la pensée de l'âme élevée.
Dieu porte et remplit l'univers
De plus, si Dieu limite les autres êtres et s'il est limité par eux, comment sera sauvegardée cette vérité qu'il pénètre et remplit tout, suivant la parole de l'Écriture : « Est-ce que je ne remplis pas le ciel et la terre ? » dit le Seigneur (Jr 23, 24) et : « L'esprit du Seigneur remplit la terre » (Sg 1, 7) ? En effet, ou bien Dieu se meut dans un univers vide, et ainsi tout disparaît, et nous faisons injure à Dieu en lui prêtant un corps et en lui enlevant tout ce qu'il a créé ; ou bien il est un corps parmi les autres, mais c'est impossible ; ou bien il s'insinue dans les corps, se substitue à eux comme font les liquides en se mélangeant, et il divise certains corps, tandis que d'autres le divisent : c'est là un conte de vieille femme.
Mais quelle place donnera-t-on à Dieu parmi les êtres soumis au mouvement ?
Je ne parle pas de l'outrage qu'on lui fait si le créateur se meut comme les créatures et si l'on va jusqu'à admettre que celui qui donne le mouvement est soumis à ce mouvement. Et puis quel être, à son tour, va mouvoir tout cela ? Et quel autre être y a-t-il pour entraîner tout l'ensemble ? Et d'où cet être tient-il lui-même son mouvement ? Et ainsi indéfiniment ! Enfin, comment Dieu n'est-il pas dans un lieu déterminé, s'il est soumis au mouvement ?
Les noms de Dieu
Dieu n'a donc pas de corps ; jamais aucun des hommes inspirés de Dieu n'a dit qu'il en avait un ou n'a approuvé cela, et c'est une croyance inconnue dans notre bercail. Il ne reste donc qu'à admettre qu'il est incorporel. Mais ce terme ne fait pas encore comprendre et saisir la nature divine, pas plus que les mots inengendré, sans principe, immuable, incorruptible, et tout ce que l'on dit à propos de Dieu ou autour de Dieu. En ce qui regarde sa nature et son mode d'existence, qu'est-ce que de dire qu'il n'a pas de principe [commencement], qu'il ne change pas, qu'il n'est pas enfermé dans des limites ?
Comprendre totalement ce qu'il est, cela reste encore un objet d'étude et de recherche pour celui qui a véritablement l'esprit de Dieu et qui est plus parfait dans la contemplation. Il ne suffit pas de dire : « C'est un corps », ou : « II a été engendré » pour représenter et montrer l'être dont on parle ; il faut aussi indiquer ce que recouvrent ces mots, si l'on veut donner une idée complète et suffisante de l'être auquel on pense.
De même, on ne s'arrêtera pas à dire ce qu'il n'est pas, quand on recherche indiscrètement la nature de Celui qui est ; en plus de ce qu'il n'est pas, il faut dire ce qu'il est.
Dieu en tout et au-delà de tout
Puisque nous savons que Dieu n'a pas de corps, poursuivons un peu nos recherches. Dieu n'est-il nulle part, ou est-il quelque part ? Or Dieu est quelque part, puisqu'il existe. Alors il est, soit dans l'univers, soit au-dessus de l'univers.
S'il est dans l'univers, il est ou bien localisé dans une partie, ou bien localisé dans le tout ; s'il est localisé dans une partie, il est limité par cette partie moins grande (que le tout) ; s'il est localisé dans le tout, il est limité par quelque chose de plus grand (que dans l'hypothèse précédente), mais par quelque chose qui, tout en étant grand, est différent de lui ; en d'autres termes : Dieu est comme le contenu par rapport au contenant. Si l'être universel doit être contenu dans l'univers, il ne doit être nulle part exempt de limite ! Voilà où l'on arrive, si Dieu est dans l'univers. De plus, où était Dieu quand l'univers n'existait pas ?
Dieu est insaisissable
Enfin, je ne signale pas encore que Dieu est nécessairement limité si notre pensée peut le saisir, car c'est une forme de limitation que de se laisser saisir ainsi. La pensée humaine ne peut saisir Dieu, ni se le représenter dans toute sa grandeur.
Grégoire de Nazianze, Cinq discours sur Dieu,
éditions Migne, 2008, collection « les Pères dans la foi »,
traduction Paul Gallay, pages 40 - 52