Evagre le Pontique (mort en 399) fut un clerc érudit avant de devenir un ascète du désert égyptien. Ses ouvrages sur la prière furent très utilisés, parfois publiés sous un autre nom que le sien. Les spirituels des générations suivantes considéraient qu’ils ne pouvaient s’en passer, tant la finesse de la psychologie spirituelle de l’auteur leur était précieuse. On en a un exemple dans l’extrait ci-dessous.
C’est la marque de l’auteur de souligner l’enchaînement subtil qui conduit d’une vertu à une autre, mais aussi d’une passion à une autre. On remarquera que, comme les spirituels de son époque, il nomme « philosophie » l’ascèse chrétienne : seule la voie chrétienne conduit à la vraie sagesse, dont l’acquisition se manifeste par l’impassibilité. Evagre parle parfois du « démon » ou de « l’esprit » de telle passion : il est bien trop subtil pour prendre ces images au pied de la lettre (ce qui ne veut pas dire, au contraire, qu’il n’a pas cru à l’existence du démon…). La « trinité » dont il est question dans cet extrait est le composé esprit-âme-corps. Enfin l’acédie est une passion, dont les caractéristiques sont proches de celles de la dépression et qui prive l’ascète de toute énergie.
La bataille des vertus Celui qui commence à toucher la vertu, qu’il déclare la guerre à ce qui s’oppose à elle, pour ne pas être vu sans expérience et renversé comme un homme pris au dépourvu. Louable, en effet, est le courage de la vertu en temps de paix, mais bien plus louable sa vaillance en cas de guerre. Car la vertu se révèle non seulement par ses agissements mais encore par les objets terribles qu’elle combat.
Impassible est celui qui a vaincu la passion par de très nombreuses guerres, mais passionné est celui qui dit avoir acquis la vertu sans combattre. En effet, c’est en fonction de la bataille livrée par l’armée vertueuse des mortifications, que la malice des adversaires mène l’attaque. Il annule le fait d’être dans la vertu, le coeur qui n’est pas en guerre. Car «vertu» (arétè) est le nom d’action qui provient du mot « exploits » (ta aristeia).
La vertu ne recherche pas les louanges des hommes car elle ne goûte pas l’honneur, père des maux. Il est certain que l’honneur commence par le désir de plaire aux hommes et finit par l’orgueil. Celui, en effet, qui réclame des honneurs s’élève lui-même, et supporter le mépris, un tel homme ne le sait pas. L’appétit d’honneur est un produit de l’imagination, car celui qui le chérit imagine aussi un lot de hasard. Que soient pour toi honneur la mortification des vertus, et déshonneur l’éloge que tu as voulu.
L’humilité, porte de toutes les autres vertus
Ne recherche pas la gloire qui vient de la chair, toi qui mets fin aux passions de la chair, mais recherche le bien, et la gloire sera sur toi. Celui qui veut être honoré préfère la renommée à lui-même. Et par cette jalousie il accumule la haine, lui qui a succombé sous trop d’honneurs. II refuse que quiconque soit plus honoré que lui, et ravit les premières places. De peur de paraître inférieur, il ne tolère pas de rendre honneur à un homme renommé en son absence, et même dans les mortifications de ce dernier, il raille sa gloire « qui vole bas ». L’offense est pour celui qui aime la gloire une plaie à vif et il ne peut échapper au ressentiment qu’elle provoque.
Un tel homme est l’esclave d’un maître barbare et il a été vendu à nombre de maîtresses la vanité, l’envie, la jalousie, ainsi qu’à l’élite des esprits déjà cités. Au contraire, celui qui, par l’humilité, fustige l’esprit de l’honneur, purifiera la légion des démons tout entière. Celui qui, par l’humilité, s’offre à tous comme esclave, deviendra semblable à Celui qui s’est humilié et a pris la condition d’esclave (Ph 2, 7).
L’humilité est particulièrement difficile à conserver
Si tu te mesures à l’aune la plus courte, tu ne te compareras pas à un compagnon ; et celui qui dévoile la faiblesse de son âme par des lamentations n’aura pas une haute opinion des mortifications qu’il endure. Les démons amènent à ceux qui ont l’esprit humble, indignité et offense afin que, ne supportant pas le mépris, ils fuient l’humilité. Mais celui qui, par l’humilité, supporte vaillamment les déshonneurs, est par eux davantage poussé vers les hauteurs de la philosophie.
David, offensé, ne ripostait pas, au contraire, il contenait même la vengeance d’Abishaï (2 S 16, 5 suivants). Et toi, offensé, n’offense pas en retour mais apaise, en agissant bien, celui-là même qui se venge sur toi.
Supporte l’offense — elle est pour toi occasion de progrès — et de tes lèvres ferme la porte à l’irritation. Ne réponds en aucun cas à ceux qui te menacent, afin de calmer par ton silence les lèvres fumantes. Tu chagrineras ceux qui te menacent et t’offensent dès lors que tu imposeras des freins à tes mâchoires. Car, en te taisant, toi, tu ne seras pas dévoré par l’offense, tandis que l’offenseur est bien plus mordu par ton silence quand tu as soutenu patiemment son audace.
Ecarte l’éloge des hommes de ta vie intérieure afin de te débarrasser avec lui de la pensée de l’ostentation. Mais prends garde aussi à l’autosatisfaction, surtout au temps de l’hésychia, pour que jamais, ce sentiment t’ayant grandi au-dessus de l’audacieux, il ne te fasse mépriser cet homme. Un frère se trouva offensé par un homme pieux et, ayant enduré l’injustice, il s’en alla partagé entre la joie et la tristesse : content parce que, sous le coup d’une injustice, il avait été offensé et n’en avait pas été troublé en retour triste, parce que l’homme pieux avait été trompé et il s’était réjoui d’être trompé. Mais comprends bien que le trompeur [ c'est-à-dire le démon] a éprouvé aussi les deux sentiments d’une part. il s’est réjoui de l’attaque (de l’offenseur), mais d’autre part, il a été bien plus affligé du fait qu’il n’y ait pas eu de riposte.
C’est souvent par le ressentiment que l’humilité est rendue fragile
Lorsque les démons voient que l’écorchure répétée des offenses ne nous a pas enflammés, alors, surgissant au temps du recueillement, ils ébranlent la raison afin que nous nous montrions hardis, en leur absence, contre ceux que nous avions supportés paisiblement quand ils étaient présents. Donc, après avoir formulé une riposte ou une offense envers ton frère, rends-toi compte que tu es toi-même en faute, pour ne pas découvrir, quand tu te recueilles, dans ton coeur un combat entre tes pensées : l’une te reprochant vivement la forme des offenses, l’autre te reprochant au contraire de ne pas avoir toi aussi répondu par des offenses terribles.
Lorsqu’une irritation à son comble remplit d’amertume les frères vivant en communauté, alors les pensées les poussent à estimer heureux le solitaire, afin d’épuiser leur patience et de les séparer de la charité. Mais celui qui terrasse la colère par la patience et la tristesse par la charité, terrasse par deux vertus valeureuses deux bêtes féroces qui luttent avec rage. Qui supplie à genoux, pour chasser la colère, celui qui l’irrite, chasse hors de lui ces deux bêtes féroces, parce que c’est contre le démon de la colère que combat celui qui pacifie les hommes en colère. Mais ce démon manifestera son ressentiment à son égard en excitant contre lui la colère de ses semblables, parce qu’il aura détourné sur lui-même le combat de ses proches.
Qui supporte l’homme au coeur audacieux en vue de la paix, celui-là se contraint à être le fils de la paix. Mais ce n’est pas seulement entre les hommes qu’il faut rechercher le lien de la paix mais aussi dans ton corps, dans ton esprit et dans ton âme.
Paix et joie intérieures
Lorsqu’en effet tu unifies par la paix le lien de cette trinité [l’esprit, l’âme et le corps] qui est tienne, alors, comme si tu avais été unifié par le commandement de la Trinité divine, tu entends « Heureux les artisans de paix car ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5, 9). Et, de fait, si tu pacifies par les mortifications la chair dont le désir est en lutte contre l’esprit, tu posséderas dans l’éternité la gloire des Béatitudes, pour avoir gagné la guerre qui est menée dans ton corps contre la loi de ton esprit, et qui te garde captif sous la loi du péché vivant dans tes membres. Grand est le lien de la paix dans lequel est aussi unifiée la joie qui éclaire le regard intérieur tourné vers la contemplation du Bien.
Si donc nous acquérons en outre la joie paisible dans les mortifications, nous refoulerons par elle, en rendant grâces, les difficultés qui nous assaillent, et nous n’admettrons pas en nous le démon mugissant de la tristesse, lui qui, en nous mutilant surtout par les tribulations, se rue sur l’âme et prépare le terrain à l’esprit de l’acédie, de sorte que tous deux obscurcissent l’âme et lui volent ses mortifications.
Eh bien, que la joie de la paix soit une loi gravée dans notre coeur, qui submerge la tristesse, chasse au loin la haine, efface le ressentiment, dissipe l’acédie et succède enfin à la tristesse Car en se tapissant dans la patience paisible et en demeurant cachée dans l’action de grâces et la persévérance, elle est la mer des vertus qui submerge par la Croix la résistance du diable. Mais comprends bien que la joie contraire est pleine de trouble, de peur qu’aveuglé et trompé tu ne prennes l’une pour l’autre. C’est que les démons revêtent l’apparence même des grâces spirituelles afin d’égarer ton esprit en l’aveuglant et de te faire perdre la raison.
La joie spirituelle, en effet, survient au coeur quand rien ne l’occupe, parce qu’elle y trouve en maître le prince de la tristesse selon Dieu, et ensuite elle confie l’âme à l’Esprit de la tristesse selon Dieu, parce qu’il l’a rendue captive de la joie spirituelle.
De la prière à la perfection, éditions Migne, collection « Les Pères dans la foi »pages 22-27