Le père A. Eltchaninov (1881-1934) était un enseignant très engagé dans l’Eglise avant la révolution. Immigré en France il devint prêtre et officia à la cathédrale Saint Alexandre Nevski. Lorsqu’il mourut précocement il avait réuni des notes en vue de plusieurs ouvrages et avait tenu un journal spirituel. Ce furent les matériaux de ses Ecrits spirituels, posthumes, dont d’ailleurs une réédition vient d’être publiée.
On ne peut que conseiller la lecture de tels ouvrages (et aussi saint Jean de Cronstadt, le père Païsios de l’Athos, le père Jean de Valaam, l’ancien Porphyre, …). Leurs auteurs nous parlent par cet intermédiaire et nous pouvons ainsi profiter des conseils, de l’expérience (et, pourquoi pas, des prières) de ces grands spirituels que nous n’avons pas eu la chance de pouvoir fréquenter.
Les passages reproduits ici nous semblent assez bien illustrer le thème du carême. Mais d’autres auraient pu être choisis. Ils se passent de commentaire mais on peut, entre autres, remarquer que l’auteur aurait été d’accord avec le père Alexandre Schmemann qui pensait que la théologie avait plus à voir avec la poésie et l’intuition qu’avec la philosophie et la raison raisonnante.
Michel Feuillebois
Développer la nostalgie de l’intégrité perdue (Si je t’oublie, Jérusalem…)
?Le renoncement, dont il est tant question dans la pratique chrétienne, est compris par certains comme une fin en soi et comme le but de la vie du chrétien. Il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse et le comprendre, à l’instar d’autres, comme le refus de sa propre personnalité, de sa propre voie ni y voir quelque suicide spirituel. C’est justement le contraire : le renoncement est l’affranchissement de l’esclavage du péché, la sortie de la captivité et la manifestation libre de notre être véritable tel que Dieu l’avait initialement conçu. (p 62)
?En rêve, nous faisons parfois l'expérience d'états de prière, d'émotion, de joie, dont, nous serions quasiment incapables a l'état de veille. Ne peut-on expliquer cela par la passivité du corps dans le sommeil ? Il ne gêne pas. (p.129)
?Structure normale de l’âme :
1° Vie de l’esprit, mystérieuse, intérieure, inconnue de nous, et qui est la véritable garantie de notre salut. Elle vient du baptême, des sacrements, du souffle de l’Esprit-Saint en nous.
2°. Nuage de pseudo-vertus, défigurées, rongées par l’acide de la vaine gloire : nos soi-disant bonnes actions, nos soi-disant prières, notre droiture, notre sincérité ; ce nuage nous cache l’image réelle, pitoyable, de notre âme et nous empêche de nous repentir.
3°. Nuée de péchés réels dont nous n’avons pas souvenir et que nous nous pardonnons facilement : condamnation perpétuelle du prochain, moquerie, froideur, dédain.
4°. En fin, en-dessous de tout cela, les vieilles couches profondes de la corruption héréditaire commune à l’humanité toute entière, les péchés profonds, fondamentaux, d’où montent comme des émanations nauséabondes les pensées blasphématoires, les impulsions, les souillures, les perversions monstrueuses. (p. 38)
? « Nous avons souillé ton image et sommes esclaves du plaisir », disons-nous avant la communion. Les délices du monde détruisent la vie spirituelle ; elles font perdre la froide sobriété de l’esprit, la clairvoyance, la maîtrise de soi ; elles dispersent l’attention, relâchent la volonté et elles affaiblissent, diluent et éparpillent la personnalité. (p. 93)
?C'est une' erreur profonde de croire que notre corps est, en soi, d'une nature vile et pécheresse. Le corps est souille autant que l'âme, il est atteint par le pêche, mais, par nature, il est saint et à l'image de Dieu. Selon le plan originel de Dieu, le corps était sacré, autant que l'âme qui était en lui. La chute et la punition qui s'ensuivit concernaient aussi bien l'âme que le corps. Et nous devons purifier notre corps exactement autant que, notre âme. « Je suis à l'image de ton ineffable gloire, bien que je porte les plaies du péché » (hymne funéraire). Ce sont ces plaies que nous devons soigner, nous souvenant que notre beauté « à l'image et à la ressemblance divines » ressuscitera et participera à la gloire de Dieu. (p.168)
Prendre conscience de son état (Ouvre-moi les portes du repentir…)
?Analyse du repentir : douleur causée par le péché, répulsion, reconnaissance du péché, confession, ferme résolution et désir de s'en délivrer, transformation mystérieuse de l'homme, accompagnée de larmes et d'un bouleversement de l'être tout entier, purification de toutes les couches de l'âme, sentiment de soulagement, de joie et de paix. (p. 138-139)
? « Celui qui a vu son péché est plus grand que celui qui, par ses prières ressuscite les morts; celui qui a pu se voir est plus grand que ceux qui ont pu voir les anges» (S. Isaac de Syrie).
Et, à l'inverse, ne pas voir ses péchés est la condition, naturelle de l'homme déchu. Inconsciemment, nous nous dissimulons nos pêches, nous les oublions pour vivre plus facilement. Peut-être le Seigneur nous cache-t-il provisoirement une partie de nos péchés pour ne pas nous plonger. dans, la terreur et le découragement en nous laissant voir clairement tout le gouffre de notre impureté. Et pourtant, on ne peut se repentir sans voir ses péchés; et si l'on ne se repent pas, on ne se sauve pas. «Accorde-moi de voir mes transgressions.» C'est avec ce soupir que, tout naturellement, chacun d'entre nous entre dans les grands jours du Carême. Pour cela, il ne faut .pas se ménager, il faut renoncer à soi-même et répudier sa nature pécheresse... (p. 146)
?Le mal en nous est si vivant, si vigoureux, que notre repentir habituel, si faible, est complètement disproportionné avec cet élément de péché qui nous possède. (p. 30)
?Ce qui, en nous, est le plus terrifiant, c’est notre insensibilité, notre paresse spirituelle, notre aveuglement. Quelle douleur, quel remords le péché ne devrait-il pas éveiller en nous, quelle soif de repentir et de pardon ne devrait-il pas susciter dans notre âme ! Mais, d’ordinaire, rien de tel. Et puis la vie, autour de nous, s’écoule comme si de rien n’était. Cette indifférence provient peut-être de la destruction spirituelle conséquence au péché. (p. 43)
L’ascèse : un effort…..
?Comment accroître ses forces spirituelles ? En triomphant d’une tentation. (p. 27)
?Il ne faut pas mener une vie « facile », mais vivre en tendant au maximum toutes ses forces physiques et spirituelles. En nous dépensant de toutes nos forces, nous ne nous épuisons pas, mais nous multiplions les sources de nos forces. P 45
? « Les plaisirs de ce monde.» Chaque fois .que l'on s'enfonce dans l'obscurité de la chair, on détruit sa vie spirituelle. Pourquoi ? Parce que l'on y perd la sobriété spirituelle, la clarté de la pensée, la maîtrise de soi, parce que l'attention se dissipe, la volonté s'affaiblit et la personnalité diminue, se dissout et se délite. L'ascèse exige que l'on renonce à tout agrément dans la nourriture, les vêtements, la literie, les relations avec autrui, etc. Il doit y avoir sublimation, passage à des valeurs plus hautes. (p.146)
?Faisons en sorte que toutes nos actions et toute notre vie ne soient pas marquées par une somnolence végétative, mais qu'elles soient l'éclosion de toutes nos facultés, au maximum de leur plénitude et de leur force, et cela non. un jour ou l'autre, mais tout de suite, maintenant, à chaque instant. Autrement, en menant une vie de négligence et de faiblesse, nous aurons inévitablement l'âme faible et flasque, nous serons incapables de croire ou d'éprouver des sentiments forts. Notre vie sera dépensée en vain et nous ne pourrons plus guère nous dégager de son écume froide qu'en la brûlant au feu d'un véritable exploit spirituel. (p. 106)
… qui comporte des « techniques »…
?Le jeûne fortifie l’esprit de l’homme. Dans le jeûne, l’homme sort à la rencontre des anges et des démons. (p. 110)
?Pourquoi est-il si important de lire les Vies des saints ? Dans le spectre infini des cheminements vers Dieu que nous révèlent les différentes Vies, nous pouvons trouver notre voie, nous pouvons recevoir une aide ou un signe pour sortir de la jungle inextricable où nous a égaré notre humanité pécheresse, et aller vers la lumière. (p. 35)
?Il est impossible de vivre une vie authentique et digne ici-bas sans se préparer à la mort, c’est à dire sans avoir continuellement en soi la pensée de la mort et de la vie éternelle. (p. 36)
?Ce n’est pas avoir de mauvaises pensées qui est mal, mais de s’y abandonner. Nous ne sommes pas libres de nos pensées, telle est notre nature, que le péché a obscurcie ; les saints aussi avaient des pensées mauvaises. Mais c’est selon que nous suivrons librement ces pensées ou que nous lutterons contre elles que nous serons vaincus ou que nous vaincrons. (p. 70)
?Plus l’homme, renonçant à lui-même, consacrera son cœur à Dieu, aux hommes, à son œuvre, plus il se sentira léger, jusqu’à ce qu’il trouve la paix, le silence et la joie qui sont l’apanage des âmes humbles et simples. (p. 76)
?Il ne faut pas croire qu'il n'y a qu'une seule forme de richesse, l'argent. On peut être riche de sa jeunesse, avoir du talent ou des dons à revendre, posséder un capital de santé. Toutes ces richesses sont aussi des obstacles au salut.
La richesse matérielle nous asservit, accentue notre égoïsme, nous trouble le cœur, nous accable de soucis, de craintes, exige des sacrifices comme un démon insatiable. D'habitude, ce n'est pas elle qui nous sert, mais nous qui la servons. Mais n'en est-il .pas de même des autres richesses : santé, force, jeunesse, beauté, talent ? N'est-il pas vrai qu'elles aussi renforcent notre orgueil et emprisonnent nos cœurs en les détournant de Dieu ?
Oui, en vérité, bienheureux les pauvres en biens, car ils acquièrent facilement le détachement d'esprit évangélique et s'arrachent aux chaînes de ce monde, bienheureux ceux qui n'ont ni santé ni jeunesse, car « qui souffre dans sa chair cesse de pécher », bienheureux les laids, les mal doués, les ratés, car ils n'ont pas en eux l'ennemi principal, l'orgueil, eux qui ne peuvent s enorgueillir de rien.
Mais comment faire si Dieu nous a envoyé telle ou telle richesse de ce monde ? Ne ferons-nous donc pas notre salut tant que nous ne nous 'en serons pas délivrés ? On peut garder ses richesses par devers soi (mais non pour soi) et se sauver, seulement' il faut s'en délivrer intérieurement, leur arracher son cœur, les avoir comme si on ne les avait pas, les posséder sans se laisser posséder par elles, les apporter aux pieds du Christ et les utiliser pour le servir (p 66-67)
?Comment les attitudes corporelles peuvent-elles influer sur l'esprit ? Comment est-il possible que les prosternations, les signes de croix et la prononciation de paroles sacrées puissent mettre notre âme en mouvement ? Il est normal qu'un moteur fasse tourner les roues; mais il arrive qu'un moteur faible et défectueux ne puisse démarrer tant que l'on n'a pas poussé la voiture pour faire tourner les roues. (p. 132)
… mais qui doit rester mesuré
?Le bonheur terrestre — l'amour de la famille, la jeunesse, la santé, la joie de vivre, la nature — tout ceci "est bon", et il ne faut pas penser que le christianisme le condamne sévèrement.
Ce qui est mal, c'est seulement d'être l'esclave du bonheur, c'est d'être possédé par lui et de s'y enfoncer au point d'oublier l'essentiel.
Et, du point de vue de la croissance spirituelle, les souffrances n'ont pas de valeur en elles-mêmes, mais seulement d'après leurs effets; en privant un homme du bonheur terrestre, elles le mettent en face des valeurs supérieures, l'obligent à ouvrir les yeux sur lui-même et sur le monde, et le tournent vers Dieu.
Il s'ensuit qu'un bonheur terrestre toujours lié au souvenir de Dieu et duquel la tension de la vie spirituelle n'est pas exclue est indubitablement un bien; de même les souffrances sont un grand mal si elles rendent méchant ou humilient un homme sans le transformer ni susciter en lui de réaction bénéfique.
Ceci pour répondre à l'opinion très répandue selon laquelle l'Eglise et l'Evangile condamneraient tout bonheur terrestre et appelleraient à la souffrance pour la souffrance. (p. 146-147)
Après le carême…
?Je suis toujours triste de constater une baisse progressive de la vie spirituelle après Pâques. Au début, les forces spirituelles croissent à mesure que l’on pénètre plus profondément dans le Grand carême. La vie intérieure se fait beaucoup plus facile, l’âme est plus pure et plus paisible, on a plus d’amour, on prie mieux. Puis viennent les jours de la Semaine Sainte, toujours si extraordinaires, et ensuite la joie pascale. Je ne sais comment remercier Dieu de m’avoir permis, en tant que prêtre, de participer à tout cela aussi pleinement. Mais voici le samedi de la semaine de Pâques, les portes du sanctuaire se referment et on dirait que ce sont les portes du ciel qui se referment. Tout devient plus difficile, l’âme faiblit, devient pusillanime et paresseuse, tout effort spirituel devient difficile. (p. 53-54)
?Il est toujours si triste de se séparer du Carême et de la semaine de Pâques ! Je suis si profondément affligé par la fermeture des portes royales du sanctuaire le samedi de la saint Thomas et, en général, par la fin de la semaine pascale. On chante encore "Le Christ est ressuscité", mais tout devient plus difficile, comme si, effectivement, les portes du Royaume s'étaient à nouveau refermées, alors qu'elles s'étaient ouvertes en réponse à nos efforts et à notre jeune. Les fidèles se plongent avec une avidité redoublée dans la vaine agitation du monde, les églises se vident. (p. 96)
P. Alexandre Eltchaninov, Ecrits spirituels
éditions de Bellefontaine,
collection Spiritualité Orientale, n° 29, 1979