Saint Nicolas Cabasilas (v1319-v1398) fut un hésychaste laïc, qui fréquenta les cercles palamites. Parmi ses écrits on lit un traité des sacrements dont nous avons extrait le passage ci-dessous.
On comprend mieux cet extrait si l’on se souvient que, pour saint Nicolas aussi, ce qui est « naturel » est ce qui est conforme à l’humanité restaurée par le baptême. Le baptême (ou la grâce qu’il communique) ajoute donc une nouvelle faculté à l’âme, ou plutôt restaure ces facultés dans leurs dispositions premières d’avant la chute, telles que le Créateur les avait voulues.
Les facultés de l’âme, pour la plupart des Pères qui les ont reprises de l’anthropologie des philosophes antiques, sont d’abord la faculté de désir, ensuite la force nécessaire pour y parvenir, enfin et surtout le « nous » (νους en grec) : la faculté contemplative. Dans l’argumentation de l’auteur, l’ajout d’une nouvelle faculté restaure potentiellement l’âme dans ses dispositions premières, c'est à dire la tourne spontanément vers Dieu. C’est bien un véritable changement de nature, par rapport à l’état de l’humanité déchue, que ce sacrement réalise dans la personne du baptisé. Beaucoup de Pères ont parlé d’une « recréation »
Encore faut-il que le baptisé veuille utiliser ces potentialités. Cela explique l’insistance, que l’on trouve à la fin de notre extrait, sur le libre arbitre humain. Pour bien des Pères, c’est lui qui fait de l’homme l’image de Dieu. Il ne peut être détruit par le baptême : la grâce divine ne force personne.
L’auteur était un homme de son époque, qui fut celle d’un renouveau de la culture byzantine. Cela donne à son style un ton un peu précieux, parfois obscur, qui transparaît dans la traduction française.
Il a donc semblé utile d’introduire dans le texte quelques précisions qui figurent entre crochets.
Pourquoi même les pêcheurs ressusciteront
La résurrection [future de tous les humains sera] un redressement de la nature; ce genre de choses, Dieu les donne gratuitement. De même qu'il modèle [à la naissance] ceux-là même qui ne le veulent pas, de même il remodèle même ceux qui arrivent les mains vides.
Mais cette royauté-là, ainsi que la contemplation de Dieu et la présence aux côtés du Christ, sont une jouissance de la volonté ; pour cette raison, elle n'est possible qu'à ceux qui ont voulu, aimé et désiré. Ceux-là, il est normal qu'ils trouvent du plaisir dans la présence de ce qu'ils ont désiré, mais celui qui ne l'a pas voulu en est incapable.
Comment pourrait-il éprouver du plaisir et se réjouir de la présence de choses dont il n'a pas conçu le désir quand elles étaient absentes?
Etant donné qu'il ne saurait pas même alors les désirer et chercher à les obtenir, parce qu'il ne voit pas leur beauté; comme dit le Seigneur, «il ne peut les recevoir parce qu'il ne les voit ni ne les connaît.» (Jn. 14, 17). Car il a quitté aveugle cette existence pour l'autre, et dépourvu de tous les sens et facultés qui lui permettraient de connaître le Sauveur, de l'aimer, de vouloir être avec lui et de le pouvoir.
Tous auront la vie éternelle, mais pas tous la vie bienheureuse
Pour cette raison il ne faut pas s'étonner de ce que tous auront la vie éternelle, mais pas tous la vie bienheureuse. C'est que tous jouissent également de la simple providence de Dieu envers notre nature ; mais les dons qui couronnent le vouloir, seuls en jouissent, à l'exclusion des autres, ceux qui honorent Dieu. La raison en est que Dieu veut que tous les hommes profitent de tous les biens, et il leur communique également tous ses biens, ceux qui récompensent le vouloir comme ceux qui redressent la nature ; nous, de notre côté, comme nous ne pouvons pas fuir les grâces de Dieu envers la nature, nous les recevons toutes, que nous le voulions ou non — car Dieu fait du bien même à ceux qui ne le veulent pas et use de contrainte par amour pour eux, en sorte que lorsque nous voulons secouer de nous ses bienfaits, nous ne le pouvons pas.
La béatitude éternelle est la récompense du vouloir humain uni au vouloir divin
Le don de la résurrection est de cette sorte là, car il ne dépend pas de nous, au commencement de naître ou de ne pas naître, ni une fois morts d'être revivifiés ou non. Mais ce qui dépend du vouloir humain — je veux dire de choisir le bien, le pardon des offenses, la droiture de mœurs, la pureté de l'âme, la tendresse envers Dieu — la récompense de tout cela est la béatitude suprême. Et ces biens, il dépend de nous de les saisir ou de les fuir, si bien qu'ils sont accessibles à ceux qui le veulent, mais ceux qui ne le veulent pas, comment pourraient-ils en jouir? Car il n'est pas possible de vouloir contre son gré, ni d'être contraint volontairement.
En voici une raison encore : étant donné que le Seigneur seul a délivré la nature de la corruption en devenant «le premier-né d'entre les morts» (Apoc. 1, 5 ; Col. 1, 18) et seul a délivré la volonté du péché en «entrant pour nous comme précurseur dans le Saint des Saints» (Hébr. 6, 20), pour avoir tué le péché, réconcilié Dieu avec nous, «détruit le mur de séparation» (Ephés. 2, 14) et s'être «consacré lui-même pour nous» afin que nous aussi nous soyons «consacrés dans la vérité» (Jn 17, 19), il est clair que seuls peuvent vraisemblablement être délivrés de la corruption et du péché ceux qui ont part à son vouloir et à sa nature, à sa nature en tant qu'ils sont hommes, à son vouloir en tant qu'ils ont «aimé, sa manifestation» (2 Tim. 4, 8) et sa Passion, qu'ils ont obéi à ses commandements et ont voulu cela même qu'il voulait.
Ceux, en revanche, qui ont possédé l'un [c. à d. la délivrance de la corruption]mais n'ont pas accepté l'autre [c. à d. le projet divin], qui se sont trouvés être des hommes, mais n'ont pas confié leur salut au Sauveur ni partagé la volonté du Bon, ceux-là il est normal qu'ils soient privés du pardon des péchés et des couronnes qui récompensent la justice, puisqu'ils en furent séparés par [leur] volonté ; mais rien n'empêche qu'ils jouissent de l'autre délivrance et de la résurrection, puisqu'ils étaient de la même nature que le Christ en son humanité. Le baptême n'est à l'origine que de la vie bienheureuse en Christ, non de la vie ; c'est le simple fait que le Christ soit mort et ressuscité qui procure à tous également la vie immortelle. Voilà pourquoi la résurrection est un don commun à tous les hommes, alors que le pardon des péchés, les couronnes célestes et la royauté sont pour ceux-là seuls qui ont pu apporter la contribution nécessaire, et qui se disposent dès ici-bas comme il convient à cette existence et à l'époux ; nés de façon nouvelle parce que le Christ est le nouvel Adam (1 Cor. 15, 45), brillants de beauté et conservant la grâce que le bain a mise en eux parce qu'il est «gracieux de beauté parmi les enfants des hommes» (Ps. 44, 3), ils tendent leur front comme des champions olympiques parce qu'il est la couronne, leurs oreilles parce qu'il est le Verbe, leurs yeux parce qu'il est le soleil, leur odorat parce que l'époux est un chrême et un «chrême qui s'épanche» (Cant. 1, 3), purs jusque dans leur vêtement en vue des noces (cf. Matth. 22, 11-13).
Le baptême donne la capacité d’être sauvé, c’est de la volonté de l’homme d’en user ou non
Tout cela nous conduit à une autre question qu'il est juste de ne pas esquiver. Si vouloir les dons du baptême, y croire et s'en approcher rend apte à les recevoir, et si les fuir, c'est fuir toute cette béatitude, que dire de ceci?
Quand des hommes qui avaient reçu le baptême l'ont rejeté, sont revenus sur leur volonté première et ont renié le Christ, quand ces hommes se repentent de leurs iniquités et reviennent à l'Église, la loi sacrée — alors qu'il serait logique de les conduire au bain et de les initier aux mystères dès le début comme s'ils avaient tout perdu — la loi sacrée marque leurs corps du saint chrême, et sans rien ajouter de plus, les inscrit au nombre des fidèles. C'est que des deux choses qui peuvent nous donner la piété envers Dieu — recevoir un œil par les mystères et en user pour voir le rayonnement du Christ —, ceux qui ont trahi le christianisme perdent la seconde, mais conservent la première, c'est-à-dire la faculté et la capacité de voir.
Le baptême restaure une faculté de l’âme, qui avait disparu avec la chute
En voici la raison : on peut, si l'on veut, rejeter l'usage de la vue — il dépend de nous d'accueillir le soleil ou de fermer les yeux à ses rayons —; mais arracher l'œil lui-même et détruire complètement cette créature, cela nous est impossible.
S'il n'est pas en notre pouvoir de supprimer la moindre des facultés de l'âme avec lesquelles la nature nous a fait naître, d'autant moins pouvons-nous supprimer celle que Dieu lui-même a mise en nous, immédiatement, en nous faisant renaître : car ce que le baptême modèle et dispose, c'est le principe directeur de notre être, quel qu'il soit, qu'il faille entendre par là l'autonomie de la raison et de la volonté, ou tout autre principe : toutes les facultés de l'âme s'y soumettent et en subissent la motion, mais rien ne lui commande ni ne peut le faire changer, pas même lui-même – rien ne peut être supérieur à soi-même –, et, semble-t-il, pas même Dieu ; en effet, il ne peut nous ôter aucun des dons qu'il nous a faits – «les dons de Dieu sont sans repentance», dit l'Écriture (Rom. 11,29) – ; étant la bonté infinie, il veut tous les biens pour nous, mais il nous les donne sans pour autant annuler la préséance fondamentale de notre libre-arbitre.
Tel est le bien que donne le baptême. Car il n'étouffe pas la volonté, il ne la soumet pas, mais comme il est une faculté, il est utile à ceux qui l'utilisent, et il n'empêche pas ceux qui ne l'utilisent pas de rester mauvais, de même que d'avoir un œil sain n'empêche pas ceux qui le veulent de vivre dans l'obscurité.
C'est une évidence qui va de soi, et ceux-là mêmes en sont des témoins manifestes, qui après avoir été baignés et avoir reçu tous les dons qui en résultent, sont retournés au comble de l'impiété et de la malice.