Le grand historien de l'Église ancienne, Eusèbe de Césarée,
note que l'apôtre André, frère de Pierre et "premier
appelé", évangélisa les rives européennes
du Pont-Euxin (c'est-à-dire de la Mer Noire).C'est lui qui selon
une tradition symbolique, aurait fondé l'église de Byzance.
Saint Jean Chrysostome qui fut, au début du 5ème siècle,
archevêque de Constantinople, célèbre en celle-ci "la
ville des apôtres", ajoutant : "voilà ce que fait
celle qui reçut un tel fondateur". Le prestige de la cité cependant
survint avec la transformation de Byzance en Constantinople, la ville de
l'empereur Constantin qui fixa dans cette "nouvelle Rome" la
capitale de l'empire. L'inauguration officielle eut lieu le 11 mai 330.
Un des successeurs de Constantin, Théodose, qui assura la victoire
de la foi de Nicée et permit la réunion du deuxième
Concile Œcuménique, fixa définitivement sa résidence à Constantinople,
déjà dotée de toutes les institutions civiles de l'ancienne
Rome. L'évêque de la capitale détenait alors de fait
une autorité exceptionnelle. Le 3ème Canon du Concile de
381 affirma que cet "évêque doit avoir un honneur privilégié après
l'évêque de Rome, parce que cette ville est une nouvelle Rome".
Autorité morale sans limites géographiques, de même
qu'il n'y en avait pas à celle de l'ancienne Rome. Constantinople
n'était-elle pas, comme l'écrivait saint Grégoire
de Nazianze, qui vint y prêcher contre les ariens le mystère
trinitaire et fut un moment son archevêque, "la première
ville après la première de toutes" ?
Le concile de Chalcédoine,
en 453, précise le parallélisme
des structures impériales et de celles de l'Église. Il pose les
fondements du grand édifice byzantin, "symphonie de l'État
et de l'Église, celle-ci représentée par ce qu'on appellera
plus tard la "Pentarchie", l'accord des cinq grands patriarcats
(Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem) considérés
comme les cinq sens de l'Église. Les "privilèges d'honneur" de
Constantinople sont transformés en droit d'appel (canons 9 et 17).
Le 28ème canon reprend la définition de 382 : "La ville
honorée par la présence de l'empereur et du sénat
jouissant de prérogatives égales à celle de l'ancienne
Rome impériale, doit être magnifiée dans les affaires
ecclésiastiques, tenant le deuxième rang après elle".
Mais, cette fois, le ressort propre du futur patriarcat est clairement
précisé : il englobe les métropoles du nord-ouest
de l'Asie Mineure et Sud-Est des Balkans, dont les métropolites "seront
ordonnés" par l'archevêque de Constantinople ; il en
sera de même pour "les évêques qui se trouvent
dans les régions barbares rattachés à ces diocèses".
Rome
refusa d'abord de reconnaître ce 28ème canon, en donnant
une interprétation restrictive aux décisions de Nicée
qui n'attribuaient de "privilèges d'honneur" qu'aux trois
sièges de Rome, Alexandrie et Antioche, trois fondations "pétriniennes" disait
le Pape saint Léon. Celui-ci estimait aussi qu'on ne pouvait remplacer
le critère "apostolique" par un critère "politique".
C'était d'ailleurs oublier que, pour les orientaux, la capitale
de l'empire n'était pas d'abord un centre politique, mais bien sacral,
une image de la Jérusalem nouvelle : "Je t'ai vaincu, Salomon",
dira au siècle suivant l'empereur Justinien en entrant dans Sainte-Sophie.
De même l'empereur récapitulait en quelque sorte le "sacerdoce
royal" du laïcat. Du reste, peu à peu, Constantinople
répondra à l'argument romain par le rappel de l'apostolicité de
Byzance...
Devant l'opposition du Pape, le 28ème canon fut omis des
listes canoniques
immédiatement postérieures au concile. Mais la situation qu'il
consacrait subsista. Et il parut dans le Syntagma, au 6ème siècle,puis
dans les collections byzantines plus tardives ; et on le trouve dès ce
même 6ème siècle, dans la plus ancienne collection canonique
latine, la Prisca.
A la fin du 6ème siècle, l'Empire "œcuménique" ayant
disparu en Occident mais subsistant en Orient, le patriarche de Constantinople
prit le nom de "patriarche œcuménique". On ne saurait évoquer
ici le rôle immense des patriarches de ce siège en "symphonie" souvent
fort difficile avec les empereurs, mais le caractère "bipolaire" du
système étant toujours rétabli par les moines, parmi lesquels
se recrutent les patriarches. Nommons au moins Grégoire de Nazianze, Jean
Chrysostome, Flavien, Taraise, Photius, et les grands patriarches "hésychastes" du
14ème siècle, surtout Athanase 1er. Rappelons aussi les conciles œcuméniques
réunis à Constantinople ou dans sa banlieue, le 2ème en
381, le 4ème en 451, le 5ème en 553, le 6ème en 680 ; ainsi
que le seul concile d'union avec Rome jusqu'ici réussi, celui de 880,
et les conciles palamites du XIVe siècle.
Lorsque l'empire, vers
la fin du Moyen-Age, se rétrécit jusqu'à ne
plus englober que la banlieue européenne de sa capitale et une partie
du Péloponnèse, le Patriarcat se prépare à lui survivre
et administre de vastes territoires contrôlés par l'Islam ou appartenant
au royaume de Pologne-Lituanie (et jusqu'en 1448, à la principauté de
Moscou). Le patriarche Philotée, en 1354, écrit que l'Église de
Constantinople "manifeste à toutes les saintes Églises de l'univers
sa sollicitude et son attention". Au grand-duc Dimitri de Moscou, il se
présente en 1370 comme "le père commun des chrétiens".
Et dans les actes patriarcaux du 14ème siècle, Constantinople est
présentée comme le témoin majeur de la vraie foi.
L'ethnarque
La disparition de l'Empire byzantin créa un vide historique
et juridique, puisque c'est l'empereur, par exemple, qui convoquait les conciles.
Ce vide fut
comblé par le Patriarche de Constantinople, grâce au rôle
d'"ethnarque" responsable du millet orthodoxe, que le Sultan lui accorda. "Ethnarque" c'est à dire
chef de la "nation" chrétienne, au sens musulman pour lequel
le civil et le religieux sont inséparables. Certes Moscou s'est proclamé autocéphale
en 1448, en prenant prétexte de la "trahison" de la foi par
Constantinople au concile d'union de Florence. Mais l'extension vers l'est de
la Pologne-Lituanie permet au Patriarcat d'y reconstituer, sous sa dépendance,
la métropole ukrainienne de Kiev (jusqu'à l'absorption de l'Ukraine
par la Moscovie à la fin du 17ème siècle).
Dans ce nouveau
contexte, la primauté de Constantinople fonctionne utilement
jusqu'au 19ème siècle. Le Patriarcat réunit assez régulièrement,
chaque fois qu'un problème grave se pose, les patriarches orientaux et
leurs synodes, et souvent de nombreux évêques. Seul cet accord du
primat et de ce qui reste de la Pentarchie permet alors l'élévation
d'une Église à la dignité patriarcale. Pour la Russie en particulier,
cette élévation, réalisée en 1589 par le patriarche
Jérémie II, fut confirmée par les conciles de Constantinople
en 1590 et 1593. L'Église russe admise au cinquième rang dans une Pentarchie
momentanément complétée, fut toujours consultée,
même après l'introduction, en 1721, du système synodal. En
1848 par exemple, Constantinople eut soin de se mettre d'accord avec le Saint
Synode russe au moment d'élaborer l'encyclique conciliaire sur le problème
de l'infaillibilité.
Ainsi ont été réunis à Constantinople
les conciles de 1454 et 1484 (pour rejeter l'union de Florence), de 1590 (pour
instaurer le
patriarcat russe), de 1638 (pour préciser la position orthodoxe entre
Réforme et Contre-Réforme), de 1663 (sur les troubles dans l'Église
russe), de 1735 (pour résister à l'offensive uniate et au re-baptême
des orthodoxes imposée par Rome après des siècles de communicatio
in sacris sporadique), de 1848 et 1872 (sur de difficiles problèmes ecclésiologiques).
L'érection du Patriarcat de Moscou et l'arbitrage rendu dans la crise
de l'Église russe au 17ème siècle ont permis de préciser
la primauté de Constantinople dans des termes qui montrent que dans une
Église "déchirée", Constantinople entend assurer comme
l'intérim de la Rome du premier millénaire : Question : Tout jugement
des autres Églises peut-il être porté en appel devant le trône
de Constantinople et celui-ci peut-il résoudre toute affaire ecclésiastique
? Réponse : Ce privilège était celui du pape avant que l'Église
n'ait été déchirée par les présomptions et
la malveillance. Mais l'Église étant désormais déchirée,
toutes les affaires des Églises sont portées devant le trône de
Constantinople, lequel prononce la sentence car, d'après les canons, il
a le même primat que l'ancienne Rome. (Tome patriarcal et synodal de 1663).
Le combat contre le nationalisme religieux.
Au XIXe siècle, le
recul de l'empire ottoman et la poussée
du mouvement des nationalités amènent donc la multiplication
des États nationaux dans l'Europe du sud-est. Chaque nation revendique et établit
d'autorité -sauf la Serbie qui obtint au préalable l'assentiment
de Constantinople- son indépendance ecclésiastique. La politique
et le nationalisme inversent l'échelle traditionnelle des valeurs :
la nation n'est plus protégée et défendue par l'Église,
c'est l'Église qui devient une dimension de la nation, un signe d'appartenance
nationale,
et qui donc doit servir l'État. Ainsi l'autocéphalie traditionnelle
tend à se
transformer en autocphalisme à la fois absolu et homogène. Non
plus interdépendance mais indépendance. Calquant le fonctionnement
de l'administration ecclésiastique sur celui du pouvoir d'état.
Et les évêques devenant de quasi-fonctionnaires.
L'autocéphalisme
se théorise peu à peu, il affirme que le
fondement de l'ecclésiologie n'est pas le principe eucharistique, mais
le principe ethnique et national. L'Église "locale" signifie désormais
l'Église "nationale", avec application absurde de l'analogie trinitaire,
la "primauté d'honneur" devenant "l'égalité d'honneur".
Le dernier concile de la Pentarchie se tint en 1872 à Constantinople et
condamna avec beaucoup de fermeté le phylétisme, c'est-à-dire
le nationalisme ecclésiastique (l'Église bulgare, qui venait de proclamer
son autocéphalie sans l'accord de Constantinople, exigeait l'établissement à Constantinople
même, pour la minorité bulgare, d'un évêché ne
dépendant que d'elle et donc entièrement soustrait à la
juridiction de l'évêque local).
"Le phylétisme, c'est-à-dire la distinction fondée
sur la
différence d'origine ethnique et de langue, et la revendication ou l'exercice
de droits exclusifs de la part d'individus et de groupes de même pays et
de même sang, peut avoir quelque fondement dans les états séculiers,
mais il est étranger à notre propre ordre... Dans l'Église chrétienne,
qui est une communion spirituelle destinée par son chef et son fondateur à com-
prendre toutes les nations dans l'unique fraternité du Christ, le phylétisme
est quelque chose d'étranger et de totalement incompréhensible.
La formation, dans un même lieu, d'églises particulières
fondées sur la race, ne recevant que les fidèles d'une même
ethnie,... et dirigés par les seuls pasteurs de même race, comme
le veulent les adeptes du phylétisme, est un événement sans
précédent..."... Chaque Église ethnique cherchant ce qui lui
est propre, le dogme de l'Église une, sainte, catholique et apostolique" reçoit
un coup mortel. Si les choses sont ainsi - or elles le sont - le phylétisme
se trouve en contradiction manifeste avec l'esprit et l'enseignement du Christ,
et s'y oppose..."
Une situation radicalement nouvelle
Dès le début du 2Oème
siècle, Constantinople comprend
qu'une nouvelle organisation s'impose où les Églises nationales, qu'elle
reconnaît ou va reconnaître peu à peu, seraient pleinement
présentes dans une unité restaurée. La condamnation de 1872 étant
restée sans effet, le Patriarcat Œcuménique admet la fin de
la Pentarchie. En 1902, le patriarche Joachim III propose aux Églises orthodoxes
de se consulter tous les deux ans. En vain.
Mais les événements
politiques vont changer d'une manière
bien plus radicale la situation du Patriarcat. Les guerres balkaniques de 1912-1913,
la première guerre mondiale, le départ des chrétiens d'Asie
mineure, la fin de l'Empire ottoman et l'émergence d'une nation turque,
non seulement réduisent à l'extrême le ressort direct du
Patriarcat mais transforment entièrement sa situation. Fini le système
du millet orthodoxe. Le traité de Lausanne, en 1923, définit et
garantit le Patriarcat comme un établissement religieux demeurant à Constantinople
et s'occupant des affaires purement spirituelles de la minorité de nationalité turque
et "de religion grecque-orthodoxe". Le tezkeré (arrêté)
de la préfecture de Constantinople du 6 décembre de la même
année stipule que "lors des élections spirituelles et religieuses
qui auront lieu en Turquie, les électeurs seront des ressortissants turcs
et exerceront des charges spirituelles à l'intérieur de la Turquie
lors de l'élection, et que la personne qui sera élue aura les mêmes
qualifications". Ainsi les laïcs, qui participaient nombreux à l'élection
du patriarche, en sont désormais exclus, ainsi que les métropolites
et évêques résidant hors de la Turquie. Du statut antérieur
reste seulement une clause restrictive, le droit pour le gouvernement, lorsque
se prépare une élection patriarcale, de radier qui il veut de la
liste des éligibles.
L'"échange des populations", prévu
en 1923, amorça
l'exil d'une grande partie de la population grecque-orthodoxe, et ces départs
devinrent massifs avec la crise chypriote, dans les années 50 et 60. Le
ressort direct du Patriarcat est donc réduit aujourd'hui, outre les petites
communautés qui subsistent en Turquie (à Istanbul, et dans les îles
d'Imbros et de Ténédos), à l'Athos, Patmos, les îles
du Dodécanèse, la Crète (semi-autonome), la Diaspora grecque
partout dans le monde -elle est particulièrement importante et influente
aux États-Unis, et des fractions de la Diaspora russe et ukrainienne : notamment
en France et en Europe occidentale, l'Archevêché d'origine russe,
aujourd'hui de facto multinational, dont le siège est à Paris.
Il avait obtenu la protection de Constantinople lors du plus extrême asservissement
du Patriarcat de Moscou. L'Église orthodoxe de Finlande est une Église autonome
qui dépend du Patriarcat. Les éparchies des "Nouveaux Territoires",
c'est-à-dire des régions de Thrace et de Macédoine annexées
par la Grèce en 1912-1913, continuent de dépendre de Constantinople
mais leur tutelle a été confiée à l'Église de Grèce.
L'école
de théologie du Patriarcat, dans la petite île de
Halki, en Mer de Marmara, a été fermée en 1971 par le gouvernement
turc. Le Patriarcat s'est doté depuis de plusieurs écoles ou centres
d'études, mais hors de Turquie, ce qui pose quelques problèmes : l'Institut patriarcal d'études patristique, à Thessalonique ;
le Centre orthodoxe du Patriarcat Œcuménique à Chambésy,
près de Genève ; le monastère patriarcal de Ste Anastasie
Pharmakolyutria en Chalcidique ; et l'Académie orthodoxe de Crète.
Le renouveau de l'ecclésiologie orthodoxe.
Le renouveau de l'ecclésiologie
orthodoxe au XXe siècle,
d'abord dans la Diaspora d'origine russe, avec Nicolas Afanassieff et Jean
Meyendorff, ensuite dans la théologie grecque avec Nikos Nissiotis et
Jean Zizioulas, a permis une nouvelle interprétation de la primauté.
On peut résumer
ainsi son acquis : -- L'Église est une communauté eucharistique en communion
avec toutes les autres, communion qui s'organise autour de "centres d'accord".
Cette conciliarité permanente des Églises s'exprime dans des phéno-
mènes de "réception".
Certaines Églises disposent d'une
autorité morale plus considérable, et donc d'une capacité de "réception" plus
prestigieuse. Ce sont soit des siècles fondés par les apôtres,
soit des villes dont le rôle politique et culturel, voire symbolique, est,
ou a été, plus marquant. Ces "centres d'accord", dans
l'Église ancienne, ont constitué une vivante et complexe hiérarchie,
allant de la région à l'Église universelle par la nation et l'ère
de civilisation. L'autocéphalie se situe dans ce jeu d'interdépendances
multiples. L'Église nationale n'est donc qu'une forme contingente qui, loin de
se durcir en autocéphalisme absolu, devrait être relativisée.
-- La primauté ou "priorité" universelle est donc fondamentalement
service de la communion des Églises. Primauté d'honneur, si l'on veut, à condition
de préciser que l'honneur implique responsabilité et prérogatives
réelles. Dans l'Église orthodoxe, la primauté revient à l'Église
de Constantinople, de par les dispositions canoniques et une longue expérience
historique. Lorsque l'unité de foi sera rétablie, elle reviendra à nouveau à l'Église
de Rome, selon le modèle, mais pleinement élucidé désormais,
du premier millénaire.
Avec les théologiens byzantins et les innombrables
témoignages
orientaux du premier millénaire, on doit admettre un ministère
pétrinien dans l'Église universelle, par analogie entre la fonction du
primat parmi les évêques et celle de Pierre parmi les apôtres.
A condition de souligner l'interdépendance du primat et de tous les évêques
et aussi l'importance du sensus ecclesiae du peuple de Dieu, animé par
les "hommes apostoliques", startsi ou gerontes, au charisme strictement
personnel, ce que Paul Evdokimov nommait la dimension "johannique" de
l'Église.
En 1978, bien qu'il fût en désaccord avec le Patriarcat Œcuménique
au sujet de l'autocéphalie américaine (attribuée unilatéralement
par Moscou, en 1970, à la fraction d'origine russe et subcarpathique des
orthodoxes des États-Unis), le P. Jean Meyendorff écrivait, d'un point
de vue surtout pragmatique, dans un article intitulé : Needed ; the ecumenical
Patriarcate ( On a besoin du patriarcat Œcuménique ; The Orthodox
Church, vol. 14, n° 4, p. 4 s.) : "Il est incontestable que la conception
orthodoxe de l'Église reconnaît la nécessité d'un leadership
sur l'épiscopat universel, d'une certaine autorité de porte-parole
de la part du premier Patriarche, d'un ministère de coordination sans
lequel la conciliarité est impossible. Du fait que Constantinople, nommée
aussi "Nouvelle Rome", était la capitale de l'Empire, un concile Œcuménique
a désigné son évêque -selon les réalités
pratiques de l'époque- pour cette position de leadership qu'il a gardée
jusqu'à aujourd'hui , même si l'Empire n'existe plus. Et le Patriarcat
de Constantinople n'a pas été dépourvu d'œcuménicité, étant
toujours en relation avec la conscience conciliaire de l'Église. Dans les années
chaotiques que nous traversons, l'Église orthodoxe doit certainement utiliser
le leadership sage, objectif et faisant autorité du Patriarcat Œcuménique".
Vers une définition nouvelle de la primauté.
Ce grand labeur théologique
a convergé avec l'attitude prophétique
du Patriarche Athénagoras Ier qui, depuis 1953, s'est voué au rassemblement
de l'orthodoxie. Effort fidèlement continué par ses succes- seurs
Dimitrios Ier et Bartholomée Ier. Je vais tenter de montrer comment la
primauté de Constantinople a essayé de se redéfinir, en
utilisant les déclarations de ces patriarches, et finalement en donnant
la parole à Bartholomée Ier. J'utiliserai aussi l'ouvrage du Métropolite
Maxime de Sardes : Le Patriarcat Œcuménique dans l'Église orthodoxe
et le recueil Église locale et Église universelle publié par le Centre
du Patriarcat Œcuménique à Chambésy.
La primauté n'est pas un honneur vide, elle n'est pas non plus une papauté orientale.
La faiblesse matérielle de Constantinople, sa pauvreté assurent
d'ailleurs de son désintéressement et, paradoxalement, accroissent
son prestige. Le Patriarche Œcuménique n'a pas la prétention
d'être un "évêque universel". Il ne revendique aucune
infaillibilité dogmatique, aucune juridiction immédiate sur tous
les fidèles. Il ne dispose d'aucun pouvoir temporel. Centre d'intercession
pour la garde de la foi et l'union de tous, sa primauté n'est pas un pouvoir
mais une offrande comme sacrificielle de service, dans l'imitation de Celui qui
est venu non pour être servi mais pour servir. Il est prêt, au sein
d'une collégialité fraternelle, à se mettre à la
disposition des Églises-sœurs, pour que s'affermisse leur unité et
que se réalise la mission de l'orthodoxie. Son service est d'initiative,
de coordination et de présidence, toujours avec l'accord des Églises-sœurs.
Tout en étant une abnégation créatrice toujours à renouveler
et, pourrait-on dire, à mériter, la primauté relève
des structures de l'Église, elle est indispensable pour assurer l'unité et
l'universalité de l'orthodoxie. Elle met en relation les Églises-sœurs,
les amène à travailler et à témoigner ensemble, met
en mouvement leur co-responsabilité. Depuis la disparition de l'Empire,
elle assume le rôle d' Église "convoquante". Après avoir
consulté et obtenu l'accord des Églises-sœurs, elle peut se faire
leur porte-parole. Elle est enfin un recours pour les communautés en situation
exceptionnelle et dangereuse.
Deux présupposés sont impliqués
par ce service : d'une part
la sauvegarde du principe de conciliarité, de l'autre le principe de non-intervention
dans les affaires intérieures des autres Églises.
Athénagoras Ier
(1948-1972) mit le premier en application cette conception
de la primauté. A partir de 1961, il réussit à convoquer
une série de conférences pan-orthodoxes où éclata, à l'étonnement
de beaucoup, le "miracle de l'unité". Il dota le Patriarcat
d'une antenne à Chambéry, près de Genève, où il
installa un secrétariat préconciliaire. Ses deux successeurs
sont allés rendre visite à toutes les Églises ortho- doxes, ils
ont réuni plusieurs conférences préconciliaires, ainsi
qu'une "synaxe" e
tous les primats orthodoxes en 1992, à Constantinople même, et
en 1995, à Patmos. Et l'irritant problème de la Diaspora a trouvé,
de 1993 à 1995, grâce à ce travail pré-conciliaire,
le commencement d'une solution : l'organisation "d'assemblées
d'évêques",
pays par pays. Sainteté, comment vous apparaît votre rôle
de Patriarche Œcuménique ?
Le Patriarche Œcuménique a
pour mission de veiller au caractère
universel de l'orthodoxie, de manifester son unité et de donner, quand
il le faut, l'impulsion nécessaire dans ce sens. Pour reprendre l'expression
de saint Ignace d'Antioche, le primat doit "présider dans l'amour",
ou plutôt "à l'amour". C'est pourquoi j'ai inlassablement
visité, consulté toutes les Églises orthodoxes, j'ai réuni
et souhaite réunir à nouveau leurs primats. Le patriarche de
Constantinople est le primus inter pares dans l'épiscopat de notre Église.
Il est responsable de la coordination des Églises-sœurs. Dans le grand
recueil de droit canonique de langue grecque, le Pidalion -un mot qui signifie "gouvernail"-
on trouve cette définition : "Le propre du Patriarche est d'avoir
charge d'enseignement et, sans se troubler, de se considérer comme l'égal
de tous, grands et petits". L'égal, ou plutôt le serviteur.
Et ce ne doit pas être une figure de rhétorique, comme tant de
formules le sont devenues dans le christianisme ! Je l'ai dit dans mon homélie à St-Pierre
de Rome, les pasteurs doivent vivre dans l'humilité et se repentir de
la tentation du pouvoir, parce que, comme l'a dit le Christ, "cette espèce
de démons ne peut être chassée que par la prière
et le jeûne". La primauté est un ministère de service,
un ministère crucifiant, il ne faut pas souhaiter être admiré des
hommes, mais plaire à Dieu. Si les mots n'engagent pas la vie, ils deviennent
un verbiage qui disqualifie l'Evangile.
L'orthodoxie doit être une "orthopraxie",
sinon elle se réduit à un pharisaïsme orgueilleux. Si nous
comprenons un peu ce que nous disent les moines, cette capacité de se
mettre radicalement en cause, nous découvrons que les péchés,
les erreurs, les souffrances du frère pèsent sur moi, et que chacun
est responsable pour tous. C'est bien cela ma charge, au double sens de devoir
et de fardeau : être responsable pour mon frère. Car on ne se sauve
pas seul : on se sauve avec toute l'humanité et tout l'univers. Le Christ
a dit à son Père, en parlant de ses disciples : "Comme tu
m'as envoyé dans le monde, moi aussi je les envoie, et je me consacre
moi-même pour qu'ils soient aussi sanctifiés en vérité" (Jean
17, 18-19). Oui, il a dit cela, le Seigneur sans péché ! Combien
plus devons-nous, nous pécheurs, nous purifier et nous consacrer nous-mêmes
dans notre humble service. Dans l'épître aux Ephésiens, nous
lisons que le Christ "ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu,
mais s'anéantit lui-même..." (2, 6). Ekènosen - s'évida
en quelque sorte. C'est ce que les théologiens nomment la "kénose".
Quand il se révèle, notre Dieu n'apparaît pas comme une plénitude
close, qui nous écraserait, mais comme une ouverture d'amour où l'autre,
l'homme, trouve sa vocation et sa liberté. Ainsi, nous qui sommes à l'image
du Christ, sommes-nous appelés à nous comporter, pour que l'autre
soit sauvé, pour que l'autre soit. La primauté n'est donc pas un
pouvoir mais une "kénose" qui se veut -se prie- vivifiante pour
les autres. Mon prédécesseur, le doux Patriarche Dimitrios, incarna
vraiment l'humilité du Christ, cette humilité que doit revêtir
l'Église si elle veut être parmi les hommes. Ce qu'elle est dans son essence
eucharistique : la communauté des anawim, des pauvres du Christ. C'est
pourquoi je tente de me consacrer au Seigneur, à son Autel. A son service
et au service de l'humanité qui est sienne. Pour être crucifié dans
l'Église crucifiée, pour être ressuscité avec tous dans l'Église
ressuscitée. La Croix et la Gloire s'identifient, comme l'a montré Saint
Jean, le Vendredi saint et Pâques sont inséparables. Je me réfugie
dans la miséricorde de Dieu, en priant qu'il manifeste sa force dans ma
faiblesse. "Les rois des nations, dit Jésus, dominent sur elles,
et ceux qui exercent le pouvoir sur elles se font appeler bienfaiteurs. Mais
pour vous, qu'il n'en soit pas ainsi. Au contraire, que le plus grand parmi vous
se comporte comme le plus jeune, et celui qui commande comme celui qui sert.
Quel est en effet le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert
? N'est-ce pas celui qui est à table ? Et moi, je suis au milieu de vous
comme celui qui sert ! " (Luc 22, 24-27).
Le primat doit mériter
sans cesse une autorité qui n'est pas un
pouvoir mais la capacité, au sens premier de ce mot qui vient du verbe
augere, faire croître, de se soumettre à toute vie pour la faire
grandir toute. Le patriarche œcuménique agit toujours en communion,
puisque c'est la communion qu'il doit favoriser. Il ne peut rien sans l'accord
de l'ensemble des Églises, il tient pour irremplaçable la valeur de
la conciliarité à travers laquelle le Saint Esprit parle à l'Église.
Ce rayonnement de la communion n'a pas de limites. Le patriarche doit être
un "veilleur œcuménique" qui prie et travaille sans se
décourager pour l'unité des chrétiens. Au-delà,
il témoigne et lutte pour la paix entre tous les hommes, de toutes les
cultures, de toutes les religions.
Car nous appartenons à une seule famille humaine
qui a le même Père
céleste. Car le Christ porte en lui toute l'humanité. Rappelez-vous
la parabole du Jugement dernier, dans l'évangile selon Saint Matthieu : les "bénis du Père" sont appelés par leur "Roi" symbolique,
parce que, dit-il "j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger,
soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger
et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez
visité, prisonnier et vous êtes venus me voir". Et comme ils
ne savent pas, de le connaissent pas, s'étonnent, il explique : "en
vérité, je vous le dis, dans la mesure où vous l'avez fait à l'un
des plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait" (Matthieu
25, 34-40).
Le Patriarcat se trouve en Turquie. Je suis personnellement un citoyen
loyal de ce pays qui est le mien et qui m'est cher. C'est une nation moderne
et laïque
où coexistent juifs et chrétiens de toutes confessions, avec une
majorité de musulmans. La minorité grecque orthodoxe se compose
de citoyens bien insérés dans l'État démocratique turc.
Du reste l'hospitalité turque, traditionnellement, est généreuse.
Dans la demeure patriarcale, une mosaïque représente Mehmet II, le
Conquérant, concluant avec le patriarche Gennadios Scholarios une alliance
qui devait préserver les droits religieux des orthodoxes. Le Patriarcat
est une Institution de nature purement spirituelle. En Turquie même, son
utilité est incontestable pour promou- voir des valeurs spirituelles et
morales qui sont communes aux chrétiens et aux musulmans. Il ne se mêle
jamais de politique. Ce qui ne l'empêche pas, bien au contraire, de participer à la
douleur des personnes et des peuples qui sont victimes de l'histoire.
Et le patriarcat
lui-même est une victime de l'histoire. Il subit les conséquences
des mauvaises relations entre deux États, la Grèce et la Turquie. Deux
États qui, pourtant, sont condamnés à vivre ensemble. Deux États
dont les peuples se ressemblent, marqués qu'ils sont par le même
creuset de la Méditerranée orientale. Certains mots grecs sont
passés dans la langue turque et inversement. Les coupoles des grandes
mosquées d'Istanbul sont imitées de celles de Sainte Sophie. En
musique, ce sont souvent les mêmes mélismes. Sans parler de la cuisine
! Cette convivialité a été en partie détruite par
la crise de Chypre. Nous avons alors servi d'otages. Elle est menacée
maintenant par le drame bosniaque et les querelles concernant la mer Egée.
La communauté grecque-orthodoxe d'Istanbul a ainsi subi une terrible hémorragie.
Il y a cinquante ans, nous étions plus de cent mille, aujourd'hui nous
ne dépassons pas les cinq mille. Et l'école théologique
de Halki reste fermée. Qui nous succédera, qui gardera en vie le
patriarcat ? La montée de l'islamisme inquiète tous les démocrates
de ce pays. En 1993, le cimetière orthodoxe de Néochorion, comme
d'autres cimetières, a été profané. Comble de l'ironie : la presse turque me prête des sympathies pour la Grèce, la presse
grecque pour la Turquie. Pourtant, je n'ai d'autre souci que la réconciliation
et la paix...
Partir d'ici ? C'est exclu. Le patriarcat n'a jamais quitté cette
ville,
sauf pendant cinquante-sept ans, au 13eme siècle, quand elle fut occupée
par les latins, et qu'il s'est réfugié à Nicée. Aujourd'hui,
s'installer à Thessalonique ou à Patmos, se serait s'identifier à la
Grèce, alors que le patriarcat se situe au-dessus des nations. De ce point
de vue, je considère comme une bénédiction de siéger
dans un pays de constitution laïque et à majorité musulmane.
Istanbul est à la croisée des routes du monde, un pont entre l'Europe
et l'Asie, l'Occident et l'Orient, le christianisme et l'islam. Et nous, au patriarcat,
nous nous considérons nous-mêmes comme un pont entre les peuples,
nous refusons les murs qui divisent. Certes, nous ne pouvons cacher ni notre
pauvreté, ni une certaine précarité. L'une et l'autre me
semblent en accord avec l'esprit de l'évangile. C'est une erreur de penser
qu'un témoignage spirituel a besoin de la richesse et de la puissance.
Voyez les moines : plus ils sont pauvres, plus ils jeûnent, non seulement
de nourriture, mais de nos illusions et de nos folies, plus ils font place à la
force de l'Esprit et rayonnent dans l'invisible, mais aussi dans le visible,
sur la face cachée de l'histoire.