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Vie et Spiritualité de l’Eglise d’Ethiopie
Conférence donnée à Bruxelles le 8 mars 2003 en l’Eglise orthodoxe de la Sainte-Trinité et des Saints-Côme-et-Damien
par Christine Chaillot, fondatrice et secrétaire
L’Eglise d’Ethiopie fait partie de la famille des anciennes Eglises dites ‘orthodoxes orientales’ qui comprend aussi les Coptes d’Egypte, les Syriaques orthodoxes au Moyen Orient et en Inde, les Arméniens, et les Erythréens dont le Patriarcat n’a été fondé qu’en 1998, à la suite de l’indépendance de l’Erythrée (1993), avec comme capitale Asmara, mais qui ont tout en commun au niveau historique, liturgique, monastique et spirituel avec la tradition éthiopienne.
Curieusement le premier évêque de l’Eglise d’Ethiopie, Frumentius, venait de Tyr, aujourd’hui au Liban. Il fut consacré par Saint Athanase à Alexandrie au 4e siècle. En 451, au Concile de Chalcédoine, les Orthodoxes Orientaux n’acceptèrent pas la formulation qui y fut faite des deux ‘natures’ (le mot grec est physis) pour parler de l’humanité et de la divinité en Christ, et ils préférèrent rester fidèles à la formule de Saint Cyrille d’Alexandrie qui parlait d’ « une ‘nature’ (à nouveau le mot physis mais compris comme ‘Personne’) incarnée de Dieu le Verbe ». Les théologiens contemporains qui ont étudié cette question christologique se sont mis d’accord pour dire qu’il s’agit en fait d’une même foi en Christ, vrai Dieu et vrai Homme, en utilisant des termes différents. Mais la séparation demeure, car, malheureusement, à la suite du Concile de Chalcédoine (451), la famille des Eglises orthodoxes orientales se sépara des autres Eglises qu’on appelle aujourd’hui orthodoxes et catholiques. Et les Ethiopiens restèrent liés à l’Eglise copte qui envoyait aussi régulièrement que possible de l’Egypte un Métropolite chargé de s’occuper des Chrétiens en Ethiopie, appelé Abouna. Cela dura jusqu’en 1959 lorsque l’Eglise d’Ethiopie devint autocéphale, c’est-à-dire devint indépendante, et eut son propre Patriarche.Les premiers Chrétiens d’Ethiopie vivaient principalement sur les hauts plateaux du nord de l’Ethiopie actuelle où ils établirent leurs capitales : tout d’abord à Axoum (4e-9e siècles); à Lalibela (10e-13e siècles) où ont été construites d’extraordinaires églises creusées dans la pierre; près du Lac Tana (16e/début 17e siècles); puis à Gondar (17e-19e siècles); et finalement, sous l’Empereur Ménélik (1889-1913), à Addis Abeba, à la fin du 19e siècle. Ces hauts lieux historiques sont aujourd’hui visités par de nombreux touristes, mais ils sont aussi des lieux de pèlerinages pour les Ethiopiens qui viennent y célébrer de grandes fêtes comme Noël, l’Epiphanie, ou les Rameaux.
Les fidèles participent nombreux à d’autres grands pèlerinages, par exemple dans le Monastère de Debre Libanos fondé par le saint national Tekle Haymanot à la fin du 13e siècle ; ou au Monastère de Gishen où un fragment de la Sainte Croix du Christ est préservé. Le pèlerinage au Monastère de Kouloubi (sur la route de Djibouti) est très populaire car, disent les Ethiopiens, l’Archange Gabriel, dont on célèbre alors la fête, exauce toutes les demandes qu’on lui fait. Tous les archanges sont très vénérés dans la spiritualité éthiopienne, ainsi que la Vierge et les saints, surtout les saints éthiopiens, dont les principaux sont les fondateurs des grands monastères cités plus bas. Parmi les saints se trouvent également quelques femmes, elles aussi fondatrices de monastères, comme Krestos Samra (15e siècle), Feqerte Krestos et Welete Petros (17e siècle).
La vie monastique joue un rôle important dans l’Eglise éthiopienne et on compte actuellement plusieurs centaines de monastères. La tradition éthiopienne raconte que ce sont des moines venus de la Méditerranée à la fin du 5e siècle qui ont organisé les premiers monastères dans la région d’Axoum. On les appelle les Neuf Saints. Au 13e siècle, Iyasus Moa (+ 1287) établit sur le Lac Hayq un monastère qui deviendra un grand centre intellectuel et spirituel où seront formés les fondateurs d’autres célèbres monastères, comme Hirouta Amlak (14e siècle) qui installa le Monastère de Daga Stefanos sur le Lac Tana. Le plus célèbre disciple de Iyasous Moa reste Tekle Haymanot qui lui aussi eut de nombreux disciples qui s’en allèrent au sud et aussi à l’ouest et au nord pour évangéliser et fonder de nouveaux monastères. L’un d’eux fut Medhanine Egzi, lui-même le père spirituel de moines célèbres dont Samuel de Waldaba (14e siècle). Les monastères de la région de Waldaba sont situés dans la forêt, entre Gondar et Axoum, à l’ouest : il faut environ un jour à pied pour pouvoir accéder à certains. Ils restent jusqu’à nos jours un des hauts lieux de l’ascèse monastique en Ethiopie. De nombreux moines y suivent la vie érémitique, certains vivant dans des grottes et même, fait particulier, dans des arbres aux troncs énormes et que les ermites ont creusé pour pouvoir y vivre et prier. Un autre monastère particulièrement connu pour la vie ascétique de ses moines est celui de Mahebere Selassie, à l’ouest de Gondar, près du Soudan: là la vie des moines a un caractère plus cénobitique ou communautaire.
Au 14e siècle un moine, Ewostatewos (1253-1352), eut un impact important car ses disciples ont fondé un grand nombre de monastères principalement dans le nord, dans l’actuel Tigray (en Ethiopie) et en Erythrée. Parmi eux citons Absadi de Debre Maryam, Marqorewos, Bourouk Amlak et Filipos de Debre Bizen, un célèbre monastère situé sur une montagne sur la route reliant Asmara au port de Massawa (Mer Rouge).
Après avoir accompli leurs devoirs familiaux, les veufs et les veuves d’un certain âge dédient habituellement la fin de leur vie à Dieu et à la prière en devenant moines et moniales, vie qu’ils peuvent accomplir au monastère ou même à la maison.Une particularité de la spiritualité des Chrétiens d’Ethiopie consiste à visiter des lieux où se trouvent des sources d’eau reconnue pour guérir le corps et l’âme, en général dans des lieux proches d’une église ou d’un monastère. Les fidèles se douchent avec cette eau ‘sainte’ (tsebel), et ils se font asperger et bénir avec la croix par le prêtre. Ils en boivent également et en ramènent dans des bouteilles aux malades qui ne peuvent pas se déplacer.
Les jeûnes sont très stricts, jusqu’à 250 jours par an.
On vénère les images peintes sur toile ou sur papier plutôt que les icônes sur bois qu’on trouve aujourd’hui rarement dans les églises.
Pendant les fêtes, des processions ont lieu autour de l’église et les prêtres portent au-dessus de leurs têtes les tabots, l’équivalent des tablettes qui permettent la consécration de l’autel.
Des fidèles se réunissent en associations (maheber) fondées au nom du saint de leur choix pour des réunions spirituelles au cours desquelles ils partagent un repas béni par un prêtre. On y organise une entraide parmi les membres, ainsi qu’un secours pour les pauvres.A cause de ses liens avec l’Eglise copte, l’Eglise d’Ethiopie en a hérité la plus grande partie de sa littérature patristique et monastique.
Lors des offices liturgiques et de la sainte liturgie on peut constater beaucoup d’analogies avec les autres Eglises orientales. Dans la tradition liturgique, quoique influencée par celle des Coptes, on trouve aussi des textes d’origine syriaque, comme les Hymnes à la Vierge attribuées à Saint Ephrem (via la tradition copte). Selon la tradition éthiopienne, c’est un saint éthiopien, Yared, du 6e siècle, qui fut à la base de la création des chants et de la musique si spécifiques à cette Eglise. D’autres Ethiopiens ont créé une hymnologie autochtone, comme le célèbre abbé Georges de Gasitsha, décédé en 1425, et qui fut le plus grand érudit de son temps.
La liturgie est célébrée principalement en ge’ez, la langue classique. De nos jours il est accepté qu’une partie des prières non chantées soient récitées en amharique, la principale langue parlée en Ethiopie.
Les debteras - tel est le nom que l’on donne aux chantres- scandent leurs chants avec des sistres, leurs bâtons de prières qu’ils frappent sur le sol, et même des tambours, de manière plutôt lente au départ, et qui va en s’accélérant. Cela s’appelle aqwaqwam. Nous en aurons une démonstration après la conférence. Cette manière de chanter est unique dans le Christianisme et démontre l’inculturation parfaite qui s’est accomplie dans l’Eglise d’Ethiopie.Un autre aspect unique de la tradition de l’Eglise éthiopienne, et qui inclut l’inculturation, c’est l’éducation traditionnelle. Tout d’abord on enseigne à lire et à écrire aux enfants dans ce qu’on appelle ‘la maison de lecture’ (nebab bet). La première lecture est celle du premier chapitre de la Première Epître de Saint Jean, puis celle des Evangiles et des Psaumes. Les diacres et les prêtres reçoivent leur formation dans l’école de liturgie (qedasse bet). Il y a une école de musique liturgique (zema bet). L’éducation supérieure est organisée dans l’école de poésie (qene bet) et dans l’école d’interprétation (tergum bet) où l’on étudie les Ecritures (Ancien et Nouveau Testaments), les Pères de l’Eglise, le droit canon et d’autres sujets.
Je n’expliquerai ici que l’enseignement du poème ou qene composé par les chanteurs (debteras) pour les principales fêtes liturgiques très nombreuses dans le calendrier éthiopien car on y répète chaque année et aussi chaque mois les fêtes principales du Christ, de la Vierge et des saints les plus vénérés. Ainsi certains poèmes (qene) chantés manifestent une hymnologie toujours nouvelle pour célébrer le Christ, et aussi la Vierge et les saints. Les qene peuvent aussi être composés et récités lors de fêtes comme les mariages. Il y a environ neuf types de qene. Le qene doit être compris à deux niveaux, au sens premier et au sens second ou ‘caché’. Il s’agit de jouer avec le double sens des mots et des expressions. Dans les qene composés pour l’Eglise, on trouve de nombreuses références bibliques, ce qui implique une profonde connaissance de l’Ecriture non seulement de la part de ceux qui composent les qene, mais aussi de ceux qui les écoutent et doivent les comprendre. En voici deux exemples.
Tout d’abord pour la fête de Noël :
« Le Christ chargé de richesse alla à la maison des bergers
car Il aimait la chair de l’agneau »
ce qu’on peut comprendre par le fait qu’à cause de Son Amour pour le genre humain, le Christ fut Incarné, et le mystère de Son Incarnation a été révélé en premier lieu aux bergers. L’agneau est un terme typologique pour nommer la Vierge par qui Il prit chair.
Et voici un autre exemple pour l’Epiphanie ou Baptême du Christ :
« Aujourd’hui nous avons vu quelque chose de merveilleux car l’eau s’est échappée du feu », signifiant que le Christ est un Feu brûlant lors de Son Baptême, avec une référence à l’Epître aux Hébreux 12/29 « Car Notre Dieu est aussi un feu dévorant», et avec une seconde référence au Psaume 114/3 qui dit : « La mer le vit et s’enfuit, le Jourdain retourna en arrière».La vie des étudiants traditionnels est elle aussi spécifique, car ils quittent leur famille pour aller étudier les matières décrites précédemment dans une école située dans une paroisse ou dans un monastère. En général les étudiants sont assis autour du professeur, parfois sous un arbre, à la manière africaine. Traditionnellement ils étudient toute la journée et une partie de la soirée et ils apprennent tout par cœur. L’enseignement est basé sur la répétition de ce que dit ou chante le professeur. Les étudiants vivent avec peu de choses et c’est la coutume qu’ils aillent mendier leur nourriture. Cette vie austère doit les aider à se développer spirituellement.
Le fait que l’Eglise d’Ethiopie soit la plus ancienne Eglise noire en Afrique et qu’elle ait développé une tradition spécifique est un fait idéologiquement marquant pour les autres Africains qui ont été évangélisés par des missionnaires catholiques et protestants non africains. Cela est frappant également pour des Noirs originaires d’Afrique, ce qui explique la conversion, ces dernières décennies, de milliers d’Antillais qui sont devenus membres de l’Eglise d’Ethiopie aux Antilles et aussi aux Etats Unis et en Grande Bretagne.
En diaspora, c’est-à-dire hors d’Ethiopie, des communautés sont organisées pour les Ethiopiens, principalement en Amérique du Nord, en Europe, en Australie et aussi en Afrique. En 2001, en Afrique du Sud, des fidèles d’origine protestante de trente trois paroisses se sont joints à l’Eglise d’Ethiopie. On peut donc parler d’une mission de l’Eglise d’Ethiopie. Une autre sorte de ‘mission’ est organisée à l’intérieur de l’Ethiopie pour encourager les fidèles orthodoxes de plus en plus accaparés par les missionnaires catholiques et surtout protestants qui sont malheureusement trop souvent peu respectueux de l’Eglise orthodoxe locale et majoritaire (environ la moitié de la population). L’Islam connaît depuis peu un développement très motivé, organisé et prosélyte en Ethiopie, ce qui risque de modifier les relations pacifiques des deux religions à l’avenir.En Europe les Ethiopiens ont aujourd’hui des communautés principalement en Grande Bretagne, mais aussi en Allemagne, aux Pays Bas, en Scandinavie, en Italie, en Grèce, et en Suisse. Ces dernières années de jeunes Ethiopiens vivent en Belgique, parmi eux leur jeune prêtre marié qui étudie actuellement à l’Université de Leuwen. Ils célèbrent leurs prières dans cette paroisse de la rue Spaak.