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XXXVIe dimanche après la Pentecôte
Seconde épître aux Corinthiens VI, 16-VII, 1 - évangile selon saint Matthieu XV, 21-28
Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit,
Voici une rencontre du Sauveur avec, encore une fois, une femme qui est dans la peine. Comme elles devaient être nombreuses ces femmes qui L’entouraient et sur lesquelles se déversait, comme un flot abondant, la grâce de Sa compassion, de Sa tendresse et de Son amour !
Aujourd’hui, cette rencontre est particulière, elle est presque inimaginable puisqu’il s’agit d’une païenne. Or, aux yeux des Juifs, "païen" signifie "idolâtre". Les Juifs non seulement professaient un mépris mais surtout instauraient une distance, un refus, une coupure jusqu’à éviter de parler et même d’approcher les païens. « Qu’y a-t-il de commun entre Bélial et le Christ ? » dira saint Paul lui-même. Saint Jean nous appellera à son tour à nous garder des idoles . Comment a-t-il été possible que Jésus accueille, accepte de parler et, plus encore, de faire miséricorde à cette femme ?
Cela nous concerne tous aujourd’hui car il faut rappeler avant tout que les idoles ne sont pas seulement païennes. Nous sommes environnés d’idoles. Les idoles, en effet, ne sont pas seulement Baal, Zeus ou Vénus. Ces idoles du passé sont des symboles d’idoles intérieures, idoles de notre temps car idoles de tous les temps. Une idole est tout ce que nous plaçons sur un piédestal lorsque nous nous détournons du Seigneur. Nous érigeons des idoles lorsque nous oublions le Seigneur et lorsqu’au contraire nous nous souvenons de Lui alors ces idoles sont renversées.
C’est peut-être encore plus aigu à notre époque où tant de réalités, tant de marchandises, tant d’idées, tant de nourritures terrestres nous sollicitent, attisent notre faim et notre soif, inspirent notre désir et, finalement, accaparent toute notre attention. Voilà des idoles bien pernicieuses parce que derrière ces désirs humains il y a aussi les forces sataniques qui exploitent, à leur profit, tous les biens terrestres prodigués par Dieu pour nous alourdir afin que la pesanteur gagne sur la grâce dans le seul but de nous éloigner de Dieu.
Cette rencontre inimaginable se réalise car si les idoles sont jetées à terre les personnes humaines demeurent des personnes aimées de Dieu : « Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’Il a donné son Fils, son unique, pour que quiconque croit en Lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle. » Tant aimé le monde ! Quiconque ! le Seigneur embrasse du même regard d’amour et de compassion les chrétiens et ceux que nous appelons païens ou idolâtres, ceux qui ignorent Dieu, ou ceux qui le louent à leur manière soit dans d’autres religions soit par la loi et la conscience de leur propre cœur. Et c’est dans cet esprit-là qu’il faut aborder cette rencontre du Seigneur avec cette femme, Cananéenne pour saint Matthieu tandis que saint Marc dit Syro-phénicienne, tous deux désignent des contrées peuplées de païens aux frontières de la Galilée et de la Judée.
Cette femme a appris que Jésus était dans la maison, elle s’est précipitée, peut-être a-t-elle dû se frayer un chemin à travers la foule et, finalement, elle crie de tout son être « Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David ! » "Seigneur, Fils de David" : elle a donc entendu parler de ces titres que le peuple juif donnait à Jésus et elle n’hésite pas à les employer. Pourtant, comment pouvait-elle L’appeler "Seigneur" ? car appeler Jésus "Seigneur" c’est reconnaître Sa seigneurie. L’appeler "Fils de David" c’est confesser qu’Il est le messie.
Quand elle ajoute : « Ma fille est cruellement tourmentée par le démon » le Seigneur ne répond pas. Il paraît l’ignorer, on pourrait dire qu’Il l’ignore "royalement". Mais l’insistance de la femme et l’indifférence de Jésus exaspèrent les disciples qui en viennent à dire « Mais laisse-la aller, exauce-la parce qu’elle nous accable, fais donc quelque chose pour qu’elle ne nous sollicite plus. ». Alors, nous connaissons cette parole dure du Sauveur : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la Maison d’Israël. » C’est déjà beaucoup ! ainsi Jésus n’est pas venu sauver les justes mais les pécheurs, les brebis perdues de la Maison d’Israël. Et pour bien comprendre cette parole, il nous faudra encore découvrir ce qu’est cette Maison d’Israël et de quelles brebis perdues il s’agit.
Alors, elle ne crie plus, elle s’approche de Jésus et se prosterne : « Seigneur, viens à mon secours ! » et Jésus lui répond par des paroles définitives qui sonnent comme une fin de non-recevoir : « Il n’est pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens » Quel cinglant mépris dans ce "jeter aux petits chiens" ! Pour cette femme dans la souffrance, c’est terminé ! Comment a-t-elle pu supporter une telle parole de rejet de la part de celui qui passait pour la bonté même ? Il n’y a donc plus rien à dire, il n’y a plus rien à espérer. Elle n’a plus qu’à s’en aller avec sa douleur.
Et alors que tout semble perdu, surgit en elle une extraordinaire inspiration qui ne peut pas trouver sa source uniquement dans la puissance de l’amour maternel. Si elle ose cette réplique que nous entendrons jusqu’à la fin des siècles c’est évidemment parce qu’elle a la certitude qu’en Lui réside, quoi qu’Il dise, non seulement le pouvoir de guérir mais, avant tout, une compassion débordante : « Oui, Seigneur, mais même les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Elle ne revendique rien de plus. Il lui suffit d’être un petit chien mais un petit chien qui est accueilli, qui a sa place sous la table et auquel on réserve les miettes.
Ce dialogue bouleversant, et scandaleux au premier abord, constitue un double enseignement adressé au peuple et aux disciples eux-mêmes. C’est d’abord le rappel : quelle est la place de Jésus ? pourquoi est-Il venu ? Mais en sollicitant au plus profond le cœur de cette femme, Jésus éveille en elle, on peut le dire, une réponse qui résonne comme une formidable leçon pour les disciples, pour la foule et pour nous à travers les siècles.
Pour notre leçon, le Seigneur a adopté une attitude de dureté et d’indifférence. Dans une autre parabole, Jésus parle d’un juge inique , dur et injuste auquel s’est adressé en vain une pauvre veuve pour qu’il lui soit rendu justice ; mais à force de l’importuner la veuve parviendra à ses fins : en réponse à sa persévérance le juge accédera à sa demande et lui fera justice. Paradoxalement, Jésus prend donc aujourd’hui le visage d’un juge dur et inique qui prononce des sentences sévères et qui, par conséquent, provoque et révèle ainsi véritablement le cœur profond de cette femme. Toute autre se serait éloignée, mais cette païenne exprime une foi profonde et témoigne de sa confiance avec humilité : « Oui, je veux bien être appelée un petit chien, si les petits chiens se nourrissent aussi de la table de leur maître. »
Tout cela est important pour nous parce que cette femme manifeste non seulement la puissance de l’amour mais aussi ce que j’appellerais la "violence de la certitude". Certitude qu’Il peut aider, exaucer, guérir et, en définitive, qu’Il peut chasser le démon de sa fille malade. Ceci me fait inévitablement penser à une autre parole du Seigneur où Il dit que « le Royaume de Dieu se prend par la violence » . En chacun de nous il faut en vérité une certaine violence pour nous arracher à la pesanteur de la terre, pour rompre les amarres, pour nous élever vers le Seigneur en le suppliant – je dirais même – en exigeant de Lui à l’instar de Moïse lui-même dans la brèche devant l’ange qui devait exterminer les fils d’Israël . Ainsi, comme Moïse qui s’interposa entre l’ange et le peuple, nous aussi nous pouvons nous relever et nous tenir debout dans la brèche pour dire au Seigneur « Eh bien ! Seigneur, je suis là debout devant Toi, je Te supplie, T’implore et Te prie avec l’audace de l’enfant, avec le courage et la confiance des fils que nous sommes, de faire miséricorde ! »
C’est la prière des saints. C’est la prière de saint Silouane de l’Athos qui priait « que le monde entier connaisse Ta miséricorde et reçoive Ton Esprit Saint ». Cette prière audacieuse est celle de l’Église et des chrétiens. Nous ne prions pas seulement pour nous-mêmes, nous prions pour le peuple humain, pour le genre humain tout entier.
Et lorsque nous sommes ici rassemblés dans le Corps du Christ auquel nous allons participer, nous partageons non pas les miettes mais le Pain du Seigneur. Dans la liturgie, le Pain du Seigneur s’offre d’abord à nous par la parole de l’Évangile, par la parole vivante du Seigneur qui sort de Sa bouche, car « l’homme ne vivra pas de pain seul mais de toute parole venant de la bouche de Dieu » . Puis, nourris de cette parole vivante du Seigneur nous allons nous nourrir bientôt de ce "pain céleste" et nous allons nous abreuver de la "boisson d’immortalité", comme le disent les Pères. Alors, nous devons penser que tout cela doit déborder de nous-mêmes. Il faut, dirais-je, que les murs de l’Église éclatent de ce débordement dans une explosion d’amour. Lorsque nous dirons « Sortons en paix » il faut que cela sorte vraiment, que nous sortions en portant en nous, devons-nous dire, "des miettes", ou devons-nous dire simplement la lumière du Christ. Il faut qu’avec nous se diffuse ce feu de l’amour divin qui nous embrase et qui seul peut véritablement être contagieux et allumer les cœurs humains.
Puissions-nous aussi à l’image de cette femme dire au Seigneur « Il est bien que les petits chiens mangent les miettes ». Et dans cet esprit, soyons les hôtes à la table du Seigneur et ne considérons pas avec dédain les "petits chiens" qui sont au dehors car tous sont aimés de Dieu, tous sont potentiellement Ses enfants pour la vie éternelle.
Amen.